• 10-Arthur Rimbaud



    Arthur Rimbaud (Jean Nicolas Arthur Rimbaud) est un poète français, né le 20 octobre 1854 à Charleville, dans les Ardennes, et mort le 10 novembre 1891 à l'hôpital de la Conception à Marseille.
    Rimbaud âgé de 17 ans, en 1871

     Jeunesse  
    Arthur Rimbaud est né au 12 rue Napoléon à Charleville, le 20 octobre 1854, devenue par la suite « rue Thiers », puis enfin renommée « rue Bérégovoy ». Son père, Frédéric Rimbaud, capitaine d'armée, en garnison à Mézières, a participé à la campagne d'Algérie, pour laquelle il est récompensé de la Légion d'honneur. À un concert donné place de la Musique à Charleville[1], il aurait remarqué Vitalie Cuif, une jeune paysanne de Roche, petite bourgade près d'Attigny et installée à Charleville. Marié très vite avec elle, il repartira avec sa garnison, ne revenant que quelques rares fois, le temps de lui faire un enfant quasi « annuel ». Après la naissance de cinq enfants (Frédéric, Arthur, Victorine (décédée à l'âge d'un mois), Vitalie et Isabelle), il abandonne sa famille.

    Au départ du père, Vitalie emménage avec ses enfants dans un taudis, rue Bourbon, une des plus misérables rues de Charleville. Arthur a alors 7 ans.

    Il évoque cette période dans ses poèmes :

    « L'âpre bise d'hiver qui se lamente au seuil
    Souffle dans le logis son haleine morose ! […]
    Et là, c'est comme un lit sans plumes, sans chaleur,
    Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ;
    Un nid que doit avoir glacé la bise amère… »
        — Extrait de Les Étrennes des orphelins

    Sa mère, figure rigide et soucieuse d'éducation et de respectabilité, interdit ainsi à ses enfants de jouer dans la rue avec les enfants d'ouvriers. Le dimanche, on voit passer la famille à la queue-leu-leu, la mère fermant la marche vers l'église. Mais, dans ce foyer, Vitalie veille aussi sur ses enfants, et, si violente – et si naturelle – qu'ait été la révolte d'Arthur plus tard, c'est vers elle qu'il reviendra toujours, ou plus précisément auprès de sa sœur cadette Isabelle.

    Arthur poursuit ses études à l'institution Rossat, puis au collège, où sa scolarité exceptionnelle montre sa prodigieuse précocité : il collectionne tous les prix d'excellence, en littérature, version, thème, et rédige avec virtuosité en latin des poèmes, des élégies, des dialogues. Mais son âme bout en lui :

    « Tout le jour il suait d'obéissance ; très
    Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,
    Semblaient prouver en lui d'âpres hypocrisies.
    Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
    En passant il tirait la langue, les deux poings
    À l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points. »
        — Extrait de Les Poètes de sept ans

    En juillet 1869, il participe aux épreuves du Concours académique[2] de composition latine sur le thème « Jugurtha », qu'il remporte facilement. Le principal du collège M. Desdouets aurait dit de lui : « Rien de banal ne germe dans cette tête, ce sera le génie du Mal ou le génie du Bien. ». En obtenant tous les prix dès l’âge de 15 ans, il s'affranchit des humiliations de la petite enfance.


     Vers la poésie  
     
    Manuscrit des AssisEn 1870, il se lie d'amitié avec Georges Izambard, son jeune professeur de rhétorique – dernière année d'humanités –, son aîné de quelques années, six exactement. Il devient une sorte de rempart contre la « mother », encore surnommée par Arthur « maman fléau » ou « mère rimbe », et surtout il lui prête ses livres, car le jeune Arthur s'est « reconnu poète »[3].

    De cette époque, subsistent les premiers vers : Les Étrennes des orphelins et cet ensemble que la critique appelle le « recueil Demeny » (fin 1870). L'orientation poétique est alors clairement celle du Parnasse. La revue collective, Le Parnasse contemporain, initie Arthur Rimbaud, à la poésie de son temps. Dans une lettre du 24 mai 1870, envoyée au chef de file du Parnasse Théodore de Banville, Arthur, alors âgé de 16 ans, qui cherche à se faire publier dans Le Parnasse contemporain, affirme dans sa lettre de présentation vouloir devenir « Parnassien » ou rien. Il y joint trois poèmes : Ophélie, Par les soirs bleus d'été… et Credo in unam. Banville lui répond, mais les poèmes en question ne sont pas, ni alors, ni plus tard, imprimés dans Le Parnasse.

    Le poème À la musique, écrit à l'automne 1870, évoque ce mal-être de vivre à Charleville :

    « Sur la place taillée en mesquines pelouses,
    Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
    Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
    Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses
    – L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
    Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
    – Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
    Le notaire pend à ses breloques à chiffres
    Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
    Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
    Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
    Celles dont les volants ont des airs de réclames ;
    Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
    Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
    Fort sérieusement discutent les traités,
    Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme !… »
    Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
    Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
    Savoure son onnaing d’où le tabac par brins
    Déborde - vous savez c’est de la contrebande ;-
    Le long des gazons verts ricanent les voyous (…) »
        — Extrait du recueil Demeny

    « L’enfant-poète » veut rejoindre Paris. Le 29 août 1870, quelques jours avant la bataille de Sedan, Arthur s'enfuit de Charleville, en direction de Paris, où il veut devenir journaliste. Cette première fugue s'achève à la prison de Mazas, et s'ensuit un retour à Charleville, où sa mère lui flanque une volée mémorable au milieu du quai de la Madeleine, à côté de l'actuel musée Rimbaud. Mais ce n'est que le début d'une longue série de fugues, car Arthur est atteint d'un besoin maladif de marcher, encore et encore, pour aborder un autre monde par-delà les océans et les montagnes, toujours plus loin. On dira de lui : un « voyageur toqué »[4].


     Les séjours parisiens de 1871-1872  
     
    Gare de Voncq, près de Roche, de laquelle Rimbaud est parti lors de ses voyagesArthur Rimbaud brillant élève, refuse de retourner au lycée, il boit de l'absinthe et fait une nouvelle fugue qui le mène à Paris à l'issue du siège en février 1871. Durant son séjour à Paris, il ressent très profondément la tragédie de la Commune (mars à mai 1871).

    S'il songe bien à rejoindre Paris, et s'il réussit effectivement son projet, on ne peut déterminer la part qu'il prend véritablement dans les émeutes lors des événements de la Commune. En mai 1871, dans sa lettre dite « du Voyant », il exprime sa différence : élaboration d'un vrai programme poétique ou parodie des préfaces-manifestes qui ont émaillé le XIXe siècle.

    Il correspond en août et septembre 1871 avec Paul Verlaine auquel il envoie quelques poèmes. En août 1871, dans son poème parodique, Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, il exprime une critique ouverte de la poétique de Banville. Finalement Verlaine, très certainement pressé par Rimbaud, l'appelle à Paris : « Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend ! » Rimbaud arrive dans la capitale, en septembre 1871, avec probablement dans ses poches Le Bateau ivre, poème qu'il déclame devant un cercle de poètes parisiens, amis de Verlaine. Il est successivement logé par Verlaine, rue Nicolet, non sans heurts avec la femme de ce dernier, puis chez Charles Cros, André Gill et même quelques jours chez Théodore de Banville[5].

     
    Paul Verlaine (en bas à gauche) et Arthur Rimbaud (à sa gauche). « Le coin de table » peint par Henri Fantin-Latour en 1872 - Musée d'Orsay.Dans un poème violent, L'orgie parisienne (ou : Paris se repeuple), il dénonce la lâcheté des vainqueurs. Sa poésie se radicalise encore, devient de plus en plus sarcastique : Les Pauvres à l’Église, par exemple. L'écriture se transforme progressivement, Rimbaud en vient à détester la poésie des Parnassiens, et dans la célèbre Lettre à Paul Demeny dite Lettre du Voyant, il affirme son rejet de la « poésie subjective ». C'est également dans cette lettre qu'il expose sa propre quête de la poésie : il veut se faire « voyant », par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».

    Rimbaud se fait oublier quelque temps en retournant à Charleville, puis revient dans la capitale dans le courant du premier semestre 1872 pour de nouveau quitter Paris le 7 juillet, cette fois en compagnie de Verlaine. Commence alors avec son aîné une liaison amoureuse et une vie agitée à Londres, puis à Bruxelles.

     
    Rimbaud par VerlaineCette liaison tumultueuse se termine par ce que l'histoire littéraire désigne sous le nom de « drame de Bruxelles » : en 1873, les deux amants sont à Londres. Verlaine quitte brusquement Rimbaud, en affirmant vouloir rejoindre sa femme, décidé, si elle n'accepte pas, à se tirer une balle dans la tête. Il réside dans un hôtel bruxellois. Rimbaud le rejoint, persuadé que Verlaine n'aura pas le courage de mettre fin à ses jours. Alors que Rimbaud veut le quitter, Verlaine, ivre, lui tire dessus à deux reprises, le blessant légèrement au poignet. Verlaine est incarcéré à Mons, Rimbaud rejoint la ferme familiale de Roche où il écrit Une saison en enfer.

    Une saison en Enfer est peut-être, comme l'a prétendu Verlaine, une « prodigieuse autobiographie spirituelle » de Rimbaud. L'écriture chaotique est sans cesse traversée par une multiplicité de voix intérieures. Le locuteur y crie sa souffrance, son expérience intime : il a compris qu'il ne pouvait « voler le feu » pour lui seul. Une « ardente patience » est indispensable pour que la défaite ne soit pas définitive. Mais vouloir oublier « l'Enfer », c'est trahir l'humanité. Pourtant, dans la solitude atroce de la Ville, la fatigue étreint le jeune poète.

    Régulièrement aphasique ou traversé par des cris de haine pour l'Église, pour la société du XIXe siècle qui enferme l'individu, Rimbaud fait part au lecteur de ses échecs : échec amoureux, et l'on peut penser à sa relation avec Verlaine, mais aussi au fait que pour lui, « l'amour est à réinventer ». Échec aussi de sa démarche de Voyant : c'est un être qui, seul, a voulu se damner pour retrouver le vrai sens de la poésie.

    Les poèmes écrits par la suite, presque toutes ces Illuminations, s'achèvent par l'irruption de « la réalité rugueuse à étreindre ». Aussi va-t-il se taire, à 21 ans, parce qu'il a accompli tout ce qui était en son pouvoir, dans le « désert et la nuit » qui l'entourent. Il sait désormais qu'à elle seule, la poésie ne peut changer la vie.


     Vie en Afrique  
     
    Rimbaud à Harar en 1883Il retourne un temps à Londres en compagnie du poète Germain Nouveau, qui participe aux mises au propre du manuscrit des Illuminations. Il remet son manuscrit à Verlaine en 1875 à Stuttgart. Puis, le jeune poète abandonne le monde de la littérature, pour vivre l'aventure comme remède à l'ennui, voguant, à partir de 21 ans, à travers toute l'Europe (Allemagne, Suède, Danemark, Autriche-Hongrie, Italie, Suisse, Chypre). Durant ce périple, lors d'un passage en Belgique en 1876, après avoir rencontré un racoleur, il accepte de s'engager dans les troupes coloniales des Indes néerlandaises (Indonésie actuelle), mais une fois sa solde perçue (équivalent d'un an de salaire ouvrier pour l'époque), il déserte trois jours après son arrivée dans l'île de Java et entreprend incognito un retour en Europe. Il poursuit son errance à partir de 1880 vers des pays aux noms qui font rêver (Égypte, Yémen, Tadjoura, dans l'actuelle République de Djibouti, Éthiopie, Érythrée), mais qui, pour lui, ne sont pas que des lieux de commerce, mais aussi le théâtre d'une longue dérive personnelle dans laquelle il va finir par se perdre.

    Le film documentaire Athar décrit cette période de sa vie.

    Arrivant à Aden, il se revendique, comme travailleur manuel, simple ouvrier. Le 7 août 1880, il s'installe comme contremaître des trieuses de café de la compagnie Bardey. À l'époque, le port de Mokha (Yémen) connaît un commerce florissant grâce au café.

     
    Le marché de Harar photographie de Rimbaud (vers 1883)En décembre 1880, il arrive à Harar en Abyssinie, la cité aux 99 minarets. La légende veut qu'il soit l'un des premiers Occidentaux à pénétrer dans cette ville sainte de l'islam. Il devient gérant d'un comptoir commercial et pratique le commerce de l'ivoire, du café, des peaux et de l'or, qu'il échange contre des tissus de Lyon, des casseroles, de la bimbeloterie. Il se livre aussi au commerce des armes, la région étant agitée de nombreux conflits à l'époque. En revanche, la légende faisant de Rimbaud un négrier est infondée : il est seulement vrai qu'il demande, en 1889, un couple d'esclaves à un ami « pour son service personnel » et qu'il ne reçut jamais.

    Il fait la rencontre du Père Bernardin qui y est missionnaire et précepteur catholique du fils orthodoxe du Négus. Ce capucin atypique, qui n'hésite pas à recourir aux soins dispensés par des guérisseurs locaux, confie plus tard à la Bibliothèque provinciale de Toulouse de précieux documents rimbaldiens.

    Il est également reconnu que Rimbaud a amassé une petite fortune au cours de ses expéditions africaines, qu'il a déposée en partie dans une agence bancaire du Caire lors d'un séjour en Égypte en août 1887. À cette occasion, il publie dans le journal Bosphore égyptien un long papier relatant son voyage dans le Choa et critiquant les affaires françaises dans la corne de l'Afrique, dans les éditions datées des 25 et 27 août 1887. La semaine suivante, il se serait promené aux abords du Nil, jusqu'à Louxor, où il aurait laissé un « graffiti » sur une colonne présente sur le lieu de naissance du pharaon Aménophis III, graffiti retrouvé, plusieurs décennies plus tard, par Jean Cocteau (entre autres).

    Cependant, à Harar comme ailleurs, Rimbaud s'ennuie toujours, et, dans une de ses lettres à sa famille, il dit :

    « Je m'ennuie beaucoup, toujours ; je n'ai même jamais connu personne qui s'ennuyât autant que moi. »

     
    tombe d'Arthur Rimbaud au cimetière de CharlevilleEn 1891, il se fait rapatrier, une tumeur au genou droit s'est déclarée. Il doit être amputé dès son arrivée à l'hôpital de la Conception de Marseille. Le 24 juillet 1891, il débarque à la gare de Voncq, à 3 kilomètres de Roche, avec sa béquille et sa nouvelle jambe de bois. Mais le cancer s'étend, son bras droit est aussi atteint par une métastase, des névralgies s'installent, il repart un mois plus tard, en train, pour aller « faire une bonne mort » à Marseille, où il meurt le 10 novembre 1891, à l'âge de 37 ans, dans d'atroces souffrances, veillé par sa sœur cadette Isabelle. Sur son lit d'agonie, il supplie qu'on le fasse « remonter à bord » pour « partir pour Suez ». Néanmoins, son corps est ramené à Charleville, où il est enterré dans la tombe de sa famille maternelle où reposent son grand-père Jean Nicolas Cuif, mort en 1858, et sa sœur Vitalie morte à 17 ans en 1875. Sa mère, Mme Rimbaud, née Vitalie Cuif, les rejoint en 1907.

    Son ami Paul Verlaine résume d'une phrase la dernière décennie de Rimbaud : « (…) il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune. ». Toutefois, les témoignages d'Alfred Bardey, commerçant et membre de la Société Géographique, ainsi que d'autres de ses compagnons de vie dans la corne de l'Afrique et à Aden sont éloquents quant à ses talents de commerçant, d'explorateur et de polyglotte. Ces témoignages informent en outre sur la vie privée de Rimbaud à Harar, fournissant des détails sur ses diverses aventures avec des femmes africaines, particulièrement avec une femme abyssinienne de grande beauté, de laquelle une photographie a été conservée.

    En résumé, Rimbaud a eu en Afrique et en Asie Mineure une « nouvelle vie » longue et complexe, que l'attitude dédaigneuse — et peut-être simplement jalouse — de Verlaine (qui, à cette époque, évoque Arthur comme étant son « grand péché radieux », dans son poème Laeti et Errabundi) n'a pas la capacité d'annihiler.


     Son apport à la poésie  
     
    Musée Rimbaud à CharlevillePourquoi cette écriture personnelle, cette quête absolue de l'essence de la poésie ont-elles eu autant de retentissement ? Tout d'abord parce que l'écriture de Rimbaud donne l'exemple universel d'une expérience des limites, chacun ayant au cours de son existence ressenti cette révolte que le poète maudit, larguant toutes les amarres, pousse à son comble alors que l'homme se contente de l'abriter frileusement sous le masque social. Rimbaud invente aussi une langue nouvelle, comme il la souhaite : « de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant » (Lettre du voyant). Pas de description minutieuse : une forme, une violence charnelle dans la couleur éclatante. Par ses visions, les êtres, les objets s'animent et s'unissent dans la vie de l'image. Ce nouveau verbe poétique fait sauter les normes de la civilisation et de la détermination sociale. (voir Art poétique) Avec lui, la poésie a la couleur de la musique et de la peinture, le mouvement de la danse et du rêve. Il souhaite que « d'horribles travailleurs » lui succèdent. Et ils sont venus, les Jarry, les Artaud, les Vitrac et tous les surréalistes, sans oublier les poètes du Grand Jeu comme René Daumal, ou encore Henri Michaux. Comme Le Bateau ivre, ils ont plongé au fond de l'inconnu, ouvrant la voie à la poésie contemporaine.


     Œuvres  
    Une saison en enfer, 1873 [détail des éditions]
    Illuminations (1873-1875)
    Reliquaire, poésies (1891)
    Poésies complètes (1895)
    Lettres, Égypte, Arabie, Éthiopie (1899)
    Œuvres, vers et proses (1912)
    Les Mains de Jeanne-Marie (1872)
    Stupra (1923)
    Un Cœur sous une soutane (1870)
    Lettres de la vie littéraire (1870-1875)



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    Les étrennes des orphelins

    I

    La chambre est pleine d'ombre ; on entend vaguement
    De deux enfants le triste et doux chuchotement.
    Leur front se penche, encore alourdi par le rêve,
    Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève...
    - Au dehors les oiseaux se rapprochent frileux ;
    Leur aile s'engourdit sous le ton gris des cieux ;
    Et la nouvelle Année, à la suite brumeuse,
    Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
    Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant...
    II
    Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
    Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure.
    Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure...
    Ils tressaillent souvent à la claire voix d'or
    Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
    Son refrain métallique et son globe de verre...
    - Puis, la chambre est glacée...on voit traîner à terre,
    Épars autour des lits, des vêtements de deuil :
    L'âpre bise d'hiver qui se lamente au seuil
    Souffle dans le logis son haleine morose !
    On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose...
    - Il n'est donc point de mère à ces petits enfants,
    De mère au frais sourire, aux regards triomphants ?
    Elle a donc oublié, le soir, seule et penchée,
    D'exciter une flamme à la cendre arrachée,
    D'amonceler sur eux la laine de l'édredon
    Avant de les quitter en leur criant : pardon.
    Elle n'a point prévu la froideur matinale,
    Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale ?...
    - Le rêve maternel, c'est le tiède tapis,
    C'est le nid cotonneux où les enfants tapis,
    Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
    Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches !...
    - Et là, - c'est comme un nid sans plumes, sans chaleur,
    Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ;
    Un nid que doit avoir glacé la bise amère...
    III
    Votre coeur l'a compris : - ces enfants sont sans mère.
    Plus de mère au logis ! - et le père est bien loin !...
    - Une vieille servante, alors, en a pris soin.
    Les petits sont tout seuls en la maison glacée ;
    Orphelins de quatre ans, voilà qu'en leur pensée
    S'éveille, par degrés, un souvenir riant...
    C'est comme un chapelet qu'on égrène en priant :
    - Ah ! quel beau matin, que ce matin des étrennes !
    Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
    Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux,
    Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux,
    Tourbillonner, danser une danse sonore,
    Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
    On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
    La lèvre affriandée, en se frottant les yeux...
    On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
    Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
    Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
    Aux portes des parents tout doucement toucher...
    On entrait !... Puis alors les souhaits... en chemise,
    Les baisers répétés, et la gaieté permise !
    IV
    Ah ! c'était si charmant, ces mots dits tant de fois !
    - Mais comme il est changé, le logis d'autrefois :
    Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,
    Toute la vieille chambre était illuminée ;
    Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
    Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer...
    - L'armoire était sans clefs !... sans clefs, la grande armoire !
    On regardait souvent sa porte brune et noire...
    Sans clefs !... c'était étrange !... on rêvait bien des fois
    Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
    Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure
    Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure...
    - La chambre des parents est bien vide, aujourd'hui :
    Aucun reflet vermeil sous la porte n'a lui ;
    Il n'est point de parents, de foyer, de clefs prises :
    Partant, point de baisers, point de douces surprises !
    Oh ! que le jour de l'an sera triste pour eux !
    - Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus,
    Silencieusement tombe une larme amère,
    Ils murmurent : "Quand donc reviendra notre mère ?"
    ......................................................
    V
    Maintenant, les petits sommeillent tristement :
    Vous diriez, à les voir, qu'ils pleurent en dormant,
    Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible !
    Les tout petits enfants ont le coeur si sensible !
    - Mais l'ange des berceaux vient essuyer leurs yeux,
    Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
    Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
    Souriante, semblait murmurer quelque chose...
    - Ils rêvent que, penchés sur leur petit bras rond,
    Doux geste du réveil, ils avancent le front,
    Et leur vague regard tout autour d'eux se pose...
    Ils se croient endormis dans un paradis rose...
    Au foyer plein d'éclairs chante gaiement le feu...
    Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu ;
    La nature s'éveille et de rayons s'enivre...
    La terre, demie-nue, heureuse de revivre,
    A des frissons de joie aux baisers du soleil...
    Et dans le vieux logis tout est tiède et vermeil :
    Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
    La bise sous le seuil a fini par se taire...
    On dirait qu'une fée a passé dans cela !...
    - Les enfants, tout joyeux, ont jeté deux cris... Là,
    Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
    Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose...
    Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
    De la nacre et du jais aux reflets scintillants ;
    Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
    Ayant trois mots gravés en or : "A NOTRE MERE !"
    .....................................................



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    Sensation
    Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
    Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
    Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
    Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

    Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
    Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
    Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
    Par la Nature, - heureux comme avec une femme.

    Mars 1870.



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    Soleil et chair

    I
    Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
    Verse l'amour brûlant à la terre ravie,
    Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
    Que la terre est nubile et déborde de sang ;
    Que son immense sein, soulevé par une âme,
    Est d'amour comme Dieu, de chair comme la femme,
    Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
    Le grand fourmillement de tous les embryons !
    Et tout croît, et tout monte !
    - O Vénus, ô Déesse !
    Je regrette les temps de l'antique jeunesse,
    Des satyres lascifs, des faunes animaux,
    Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux
    Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde !
    Je regrette les temps où la sève du monde,
    L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
    Dans les veines de Pan mettaient un univers !
    Où le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre ;
    Où, baisant mollement le clair syrinx, sa lèvre
    Modulait sous le ciel le grand hymne d'amour ;
    Où, debout sur la plaine, il entendait autour
    Répondre à son appel la Nature vivante ;
    Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante,
    La terre berçant l'homme, et tout l'Océan bleu
    Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu !
    Je regrette les temps de la grande Cybèle
    Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,
    Sur un grand char d'airain, les splendides cités ;
    Son double sein versait dans les immensités
    Le pur ruissellement de la vie infinie.
    L'Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
    Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
    - Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux.

    Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
    Et va, les yeux fermés et les oreille closes.
    - Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l'Homme est Roi,
    L'Homme est Dieu ! Mais l'Amour, voilà la grande Foi !
    Oh ! si l'homme puisait encore à ta mamelle,
    Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;
    S'il n'avait pas laissé l'immortelle Astarté
    Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté
    Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
    Montra son nombril rose où vint neiger l'écume,
    Et fit chanter, Déesse aux grands yeux noirs vainqueurs,
    Le rossignol aux bois et l'amour dans les coeurs !
    II
    Je crois en toi ! Je crois en toi ! Divine mère,
    Aphrodite marine ! - Oh ! la route est amère
    Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix ;
    Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en toi que je crois !
    - Oui, l'Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste.
    Il a des vêtements, parce qu'il n'est plus chaste,
    Parce qu'il a sali son fier buste de dieu,
    Et qu'il a rabougri, comme une idole au feu,
    Son corps Olympien aux servitudes sales !
    Oui, même après la mort, dans les squelettes pâles
    Il veut vivre, insultant la première beauté !
    - Et l'Idole où tu mis tant de virginité,
    Où tu divinisas notre argile, la Femme,
    Afin que l'Homme pût éclairer sa pauvre âme
    Et monter lentement, dans un immense amour,
    De la prison terrestre à la beauté du jour,
    La Femme ne sait plus même être Courtisane !
    - C'est une bonne farce ! et le monde ricane
    Au nom doux et sacré de la grande Vénus !
    III
    Si les temps revenaient, les temps qui sont venus !
    - Car l'Homme a fini ! l'Homme a joué tous les rôles !
    Au grand jour, fatigué de briser des idoles
    Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
    Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
    L'idéal, la pensée invincible, éternelle,
    Tout ; le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
    Montera, montera, brûlera sous son front !
    Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,
    Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
    Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
    - Splendide, radieuse, au sein des grandes mers
    Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
    L'Amour infini dans un infini sourire !
    Le Monde vibrera comme une immense lyre
    Dans le frémissement d'un immense baiser !

    - Le Monde a soif d'amour : tu viendras l'apaiser.
    ....................................................
    O ! L'Homme a relevé sa tête libre et fière !
    Et le rayon soudain de la beauté première
    Fait palpiter le dieu dans l'autel de la chair !
    Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,
    L'Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,
    La cavale longtemps, si longtemps oppressée
    S'élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...
    Qu'elle bondisse libre, et l'Homme aura la Foi !
    - Pourquoi l'azur muet et l'espace insondable ?
    Pourquoi les astres d'or fourmillant comme un sable ?
    Si l'on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
    Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
    De mondes cheminant dans l'horreur de l'espace ?
    Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse,
    Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?
    - Et l'Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
    La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
    Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,
    D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
    Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
    De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature
    Le ressuscitera, vivante créature,
    Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?...

    Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés
    D'un manteau d'ignorance et d'étroites chimères !
    Singes d'hommes tombés de la vulve des mères,
    Notre pâle raison nous cache l'infini !
    Nous voulons regarder : - le Doute nous punit !
    Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile...
    - Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle !...
    .......................................................
    Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts
    Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts
    Dans l'immense splendeur de la riche nature !
    Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmure
    Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...
    - C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour !...
    ........................................................
    IV
    O splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
    O renouveau d'amour, aurore triomphale
    Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
    Kallipyge la blanche et le petit Éros
    Effleureront, couverts de la neige des roses,
    Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
    - O grande Ariadné, qui jette tes sanglots
    Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
    Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
    O douce vierge enfant qu'une nuit a brisée,
    Tais-toi ! Sur son char d'or brodé de noirs raisins,
    Lysios, promené dans les champs Phrygiens
    Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
    Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
    - Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant
    Le corps nu d'Europé, qui jette son bras blanc
    Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague.
    Il tourne lentement vers elle son oeil vague ;
    Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur
    Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
    Dans un divin baiser, et le flot qui murmure
    De son écume d'or fleurit sa chevelure.
    #NOM?
    Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur
    Embrassant la Léda des blancheurs de son aile ;
    - Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,
    Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
    Étale fièrement l'or de ses larges seins
    Et son ventre neigeux brodé de mousse noire,
    - Héraclès, le Dompteur, qui, comme d'une gloire
    Fort, ceint son vaste corps de la peau du lion,
    S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !
    Par la lune d'été vaguement éclairée,
    Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
    Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
    Dans la clairière sombre, où la mousse s'étoile,
    La Dryade regarde au ciel silencieux...
    - La blanche Séléné laisse flotter son voile,
    Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
    Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...
    #NOM?
    C'est la nymphe qui rêve, un coude sur son vase,
    Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé.
    - Une brise d'amour dans la nuit a passé,
    Et, dans les bois sacrés, dans l'horreur des grands arbres,
    Majestueusement debout, les sombres Marbres,
    Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid,
    - Les Dieux écoutent l'homme et le Monde infini !

    29 avril 1870.




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    Ophélie
    I
    Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
    La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
    Flotte très lentement, couchées en ses longs voiles...
    #NOM?

    Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
    Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,
    Voici plus de mille ans que sa douce folie
    Murmure sa romance à la brise du soir.

    Le vent baise ses seins et déploie en corolle
    Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
    Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
    Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

    Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
    Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
    Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
    - Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
    II
    O pâle Ophélia ! belle comme la neige !
    Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
    C'est que les vents tombant des grand monts de Norwège
    T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;

    C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
    A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
    Que ton coeur écoutait le chant de la Nature
    Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;

    C'est que la voix des mers folles, immense râle,
    Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
    C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
    Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

    Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
    Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
    Tes grandes visions étranglaient ta parole
    - Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu !

    - Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
    Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
    Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
    La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

    15 mai 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le bal des pendus
    Au gibet noir, manchot aimable,
    Dansent, dansent les paladins,
    Les maigres paladins du diable,
    Les squelettes de Saladins.

    Messire Belzébuth tire par la cravate
    Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
    Et, leur claquant au front un revers de savate,
    Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël !

    Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
    Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
    Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
    Se heurtent longuement dans un hideux amour.

    Hurrah ! les gais danseurs, qui n'avez plus de panse !
    On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
    Hop ! qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse !
    Belzébuth enragé racle ses violons !

    O durs talons, jamais on n'use sa sandale !
    Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
    Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
    Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :

    Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
    Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
    On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
    Des preux, raides, heurtant armures de carton.

    Hurrah ! la bise siffle au grand bal des squelettes !
    Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
    Les loups vont répondant des forêts violettes :
    A l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...

    Holà, secouez-moi ces capitans funèbres
    Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
    Un chapelet d'amour sur leur pâles vertèbres :
    Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !

    Oh ! voilà qu'au milieu de la danse macabre
    Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
    Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre :
    Et, se sentant encor la corde raide au cou,

    Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
    Avec des cris pareils à des ricanements,
    Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
    Rebondit dans le bal au chant des ossements.

    Au gibet noir, manchot aimable,
    Dansent, dansent les paladins,
    Les maigres paladins du diable,
    Les squelettes de Saladins.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le châtiment de Tartufe
    Tisonnant, tisonnant son coeur amoureux sous
    Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
    Un jour qu'il s'en allait, effroyablement doux,
    Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée,

    Un jour qu'il s'en allait, "Oremus", - un Méchant
    Le prit rudement par son oreille benoîte
    Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
    Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !

    Châtiment !... Ses habits étaient déboutonnés,
    Et le long chapelet des péchés pardonnés
    S'égrenant dans son coeur, Saint Tartufe était pâle !...

    Donc, il se confessait, priait, avec un râle !
    L'homme se contenta d'emporter ses rabats...
    - Peuh ! Tartufe était nu du haut jusques en bas !




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le forgeron
    Palais des Tuileries, vers le 10 août 92.

    Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
    D'ivresse et de grandeur, le front vaste, riant
    Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
    Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
    Le Forgeron parlait à Louis Seize, un jour
    Que le Peuple était là, se tordant tout autour,
    Et sur les lambris d'or traînant sa veste sale.
    Or le bon roi, debout sur son ventre, était pâle
    Pâle comme un vaincu qu'on prend pour le gibet,
    Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait
    Car ce maraud de forge aux énormes épaules
    Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
    Que cela l'empoignait au front, comme cela !

    "Or, tu sais bien, Monsieur, nous chantions tra la la
    Et nous piquions les boeufs vers les sillons des autres :
    Le Chanoine au soleil filait des patenôtres
    Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or.
    Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor
    Et l'un avec la hart, l'autre avec la cravache
    Nous fouaillaient. - Hébétés comme des yeux de vache,
    Nos yeux ne pleuraient plus ; nous allions, nous allions,
    Et quand nous avions mis le pays en sillons,
    Quand nous avions laissé dans cette terre noire
    Un peu de notre chair... nous avions un pourboire :
    On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ;
    Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.

    ...Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises,"
    C'est entre nous. J'admets que tu me contredises.
    Or, n'est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
    Dans les granges entrer des voitures de foin
    Énormes ? De sentir l'odeur de ce qui pousse,
    Des vergers quand il pleut un peu, de l'herbe rousse ?
    De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
    De penser que cela prépare bien du pain ?...
    Oh ! plus fort, on irait, au fourneau qui s'allume,
    Chanter joyeusement en martelant l'enclume,
    Si l'on était certain de pouvoir prendre un peu,
    Étant homme, à la fin ! de ce que donne Dieu !
    - Mais voilà, c'est toujours la même vieille histoire !

    "Mais je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
    Quand j'ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
    Qu'un homme vienne là, dague sur le manteau,
    Et me dise : Mon gars, ensemence ma terre ;
    Que l'on arrive encor, quand ce serait la guerre,
    Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !
    - Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi,
    Tu me dirais : Je veux !... - Tu vois bien, c'est stupide.
    Tu crois que j'aime voir ta baraque splendide,
    Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
    Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :
    Ils ont rempli ton nid de l'odeur de nos filles
    Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles,
    Et nous dirons : C'est bien : les pauvres à genoux !
    Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous !
    Et tu te soûleras, tu feras belle fête.
    - Et ces Messieurs riront, les reins sur notre tête !

    Non. Ces saletés-là datent de nos papas !"
    Oh ! Le Peuple n'est plus une putain. Trois pas
    Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière.
    Cette bête suait du sang à chaque pierre
    Et c'était dégoûtant, la Bastille debout
    Avec ses murs lépreux qui nous racontaient tout
    Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
    - Citoyen ! citoyen ! c'était le passé sombre
    Qui croulait, qui râlait, quand nous primes la tour !
    Nous avions quelque chose au coeur comme l'amour.
    Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines.
    Et, comme des chevaux, en soufflant des narines
    Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là...
    Nous marchions au soleil, front haut, - comme cela, -
    Dans Paris ! On venait devant nos vestes sales.
    Enfin ! Nous nous sentions Hommes ! Nous étions pâles,
    Sire, nous étions soûls de terribles espoirs :
    Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
    Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
    Les piques à la main ; nous n'eûmes pas de haine,
    - Nous nous sentions si forts, nous voulions être doux !
    ...........................................................
    ...........................................................

    "Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous !
    Le tas des ouvriers a monté dans la rue,
    Et ces maudits s'en vont, foule toujours accrue
    De sombres revenants, aux portes des richards.
    Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
    Et je vais dans Paris, noir, marteau sur l'épaule,
    Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
    Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !
    - Puis, tu peux y compter, tu te feras des frais
    Avec tes hommes noirs, qui prennent nos requêtes
    Pour se les renvoyer comme sur des raquettes
    Et, tout bas, les malins ! se disent  Qu'ils sont sots !"""
    Pour mitonner des lois, coller de petits pots
    Pleins de jolis décrets roses et de droguailles,
    S'amuser à couper proprement quelques tailles,
    Puis se boucher le nez quand nous marchons près d'eux,
    -Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux ! -
    Pour ne rien redouter, rien, que les baïonnettes...,
    C'est très bien. Foin de leur tabatière à sornettes !
    Nous en avons assez, là, de ces cerveaux plats
    Et de ces ventres-dieux. Ah ! ce sont là les plats
    Que tu nous sers, bourgeois, quand nous somme féroces,
    Quand nous brisons déjà les sceptres et les crosses !..."
    ...........................................................
    Il le prend par le bras, arrache le velours
    Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
    Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
    La foule épouvantable avec des bruits de houle,
    Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
    Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
    Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges,
    Tas sombre de haillons saignants de bonnets rouges :
    L'Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
    Au roi pâle et suant qui chancelle debout,
    Malade à regarder cela !
    "C'est la Crapule,
    Sire. Ca bave aux murs, ça monte, ça pullule :
    - Puisqu'ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux !
    Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
    Folle ! Elle croit trouver du pain aux Tuileries !
    - On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
    J'ai trois petits. Je suis crapule. - Je connais
    Des vieilles qui s'en vont pleurant sous leurs bonnets
    Parce qu'on leur a pris leur garçon ou leur fille :
    C'est la crapule. - Un homme était à la Bastille,
    Un autre était forçat : et tous deux, citoyens
    Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
    On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
    Qui leur fait mal, allez ! C'est terrible, et c'est cause
    Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
    Ils sont là, maintenant, hurlant sous votre nez !
    Crapule. - Là-dedans sont des filles, infâmes
    Parce que, - vous saviez que c'est faible, les femmes -
    Messeigneurs de la cour, - que ça veut toujours bien, -
    Vous leur avez craché sur l'âme, comme rien !
    Vos belles, aujourd'hui, sont là. C'est la crapule.
    ............................................................
    Oh ! tous les Malheureux, tous ceux dont le dos brûle"
    Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
    Qui dans ce travail-là sentent crever leur front,
    Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là, sont les Hommes !
    Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! Nous sommes
    Pour les grands temps nouveaux où l'on voudra savoir,
    Où l'Homme forgera du matin jusqu'au soir,
    Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes,
    Où, lentement vainqueur, il domptera les choses
    Et montera sur Tout, comme sur un cheval !
    Oh ! splendides lueurs des forges ! Plus de mal,
    Plus ! - Ce qu'on ne sait pas, c'est peut-être terrible :
    Nous saurons ! - Nos marteaux en main, passons au crible
    Tout ce que nous savons : puis, Frères, en avant !
    Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
    De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
    De mauvais, travaillant sous l'auguste sourire
    D'une femme qu'on aime avec un noble amour :
    Et l'on travaillerait fièrement tout le jour,
    Écoutant le devoir comme un clairon qui sonne :
    Et l'on se sentirait très heureux ; et personne,
    Oh ! personne, surtout, ne vous ferait ployer !
    On aurait un fusil au-dessus du foyer...
    ........................................................
    "Oh ! mais l'air est tout plein d'une odeur de bataille.
    Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille !
    Il reste des mouchards et des accapareurs.
    Nous sommes libres, nous ! Nous avons des terreurs
    Où nous nous sentons grands, oh ! si grands ! Tout à l'heure
    Je parlais de devoir calme, d'une demeure...
    Regarde donc le ciel ! - C'est trop petit pour nous,
    Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux !
    Regarde donc le ciel ! - Je rentre dans la foule,
    Dans la grande canaille effroyable, qui roule,
    Sire, tes vieux canons sur les sales pavés :
    - Oh ! quand nous serons morts, nous les aurons lavés !
    - Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
    Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
    Poussent leurs régiments en habits de gala,
    Eh bien, n'est-ce pas, vous tous ? Merde à ces chiens-là !"
    ............................................................
    - Il reprit son marteau sur l'épaule.
    La foule
    Près de cet homme-là se sentait l'âme soûle,
    Et, dans la grande cour, dans les appartements,
    Où Paris haletait avec des hurlements,
    Un frisson secoua l'immense populace.
    Alors, de sa main large et superbe de crasse,
    Bien que le roi ventru suât, le Forgeron,
    Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front !




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    Morts de Quatre-vingt-douze...

    ... Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc.
    Paul de CASSAGNAC.
    Le Pays.
    Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
    Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
    Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
    Sur l'âme et sur le front de toute humanité ;

    Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
    Vous dont les coeurs sautaient d'amour sous les haillons,
    O Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
    Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

    Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
    Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie,
    O million de Christs aux yeux sombres et doux ;

    Nous vous laissions dormir avec la République,
    Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
    - Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !

    Fait à Mazas, 3 septembre 1870.






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    A la musique
    Place de la Gare, à Charleville.

    Sur la place taillée en mesquines pelouses,
    Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
    Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
    Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

    - L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
    Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
    - Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
    Le notaire pend à ses breloques à chiffres.

    Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
    Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames
    Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
    Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

    Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités
    Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
    Fort sérieusement discutent les traités,
    Puis prisent en argent, et reprennent : "En somme !..."

    Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
    Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
    Savoure son onnaing d'où le tabac par brins
    Déborde - vous savez, c'est de la contrebande ; -

    Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
    Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
    Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
    Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...

    - Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
    Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
    Elles le savent bien ; et tournent en riant,
    Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètes.

    Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
    La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
    Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
    Le dos divin après la courbe des épaules.

    J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...
    - Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
    Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...
    - Et mes désirs brutaux s'accrochent à leurs lèvres...



    --------------------------------------------------------------------------------

    Vénus Anadyomède

    Comme d'un cercueil vert en fer-blanc, une tête
    De femme à cheveux bruns fortement pommadés
    D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
    Avec des déficits assez mal ravaudés ;

    Puis le col gras et gris, les larges omoplates
    Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
    Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
    La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

    L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
    Horrible étrangement ; on remarque surtout
    Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

    Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
    #NOM?
    Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.

    27 juillet 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Première soirée
    Elle était fort déhabillée
    Et de grands arbres indiscrets
    Aux vitres jetaient leur feuillée
    Malinement, tout près, tout près.

    Assise sur ma grande chaise,
    Mi-nue, elle joignait les mains.
    Sur le plancher frissonnaient d'aise
    Ses petits pieds si fins, si fins.

    - Je regardai, couleur de cire
    Un petit rayon buissonnier
    Papillonner dans son sourire
    Et sur son sein, - mouche ou rosier.

    #NOM?
    Elle eut un doux rire brutal
    Qui s'égrenait en claires trilles,
    Un joli rire de cristal.

    Les petits pieds sous la chemise
    Se sauvèrent : "Veux-tu en finir !"
    - La première audace permise,
    Le rire feignait de punir !

    - Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
    Je baisai doucement ses yeux :
    #NOM?
    En arrière : "Oh ! c'est encor mieux !...

    Monsieur, j'ai deux mots à te dire..."
    #NOM?
    Dans un baiser, qui la fit rire
    D'un bon rire qui voulait bien...

    #NOM?
    Et de grands arbres indiscrets
    Aux vitres jetaient leur feuillée
    Malinement, tout près, tout près.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Les réparties de Nina
    ......................................................
    LUI - Ta poitrine sur ma poitrine,
    Hein ? nous irions,
    Ayant de l'air plein la narine,
    Aux frais rayons

    Du bon matin bleu, qui vous baigne
    Du vin de jour ?...
    Quand tout le bois frissonnant saigne
    Muet d'amour

    De chaque branche, gouttes vertes,
    Des bourgeons clairs,
    On sent dans les choses ouvertes
    Frémir des chairs :

    Tu plongerais dans la luzerne
    Ton blanc peignoir,
    Rosant à l'air ce bleu qui cerne
    Ton grand oeil noir,

    Amoureuse de la campagne,
    Semant partout,
    Comme une mousse de champagne,
    Ton rire fou :

    Riant à moi, brutal d'ivresse,
    Qui te prendrais
    Comme cela, - la belle tresse,
    Oh ! - qui boirais

    Ton goût de framboise et de fraise,
    O chair de fleur !
    Riant au vent vif qui te baise
    Comme un voleur,

    Au rose, églantier qui t'embête
    Aimablement :
    Riant surtout, ô folle tête,
    A ton amant !...

    .............................................

    Dix-sept ans ! Tu seras heureuse !
    Oh ! les grands prés,
    La grande campagne amoureuse !
    - Dis, viens plus près !...

    - Ta poitrine sur ma poitrine,
    Mêlant nos voix,
    Lents, nous gagnerions la ravine,
    Puis les grands bois !...

    Puis, comme une petite morte,
    Le coeur pâmé,
    Tu me dirais que je te porte,
    L'oeil mi-fermé...

    Je te porterais, palpitante,
    Dans le sentier :
    L'oiseau filerait son andante :
    Au Noisetier...

    Je te parlerais dans ta bouche ;
    J'irais, pressant
    Ton corps, comme une enfant qu'on couche,
    Ivre du sang

    Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
    Aux tons rosés :
    Et te parlant la langue franche...
    Tiens !... - que tu sais...

    Nos grands bois sentiraient la sève,
    Et le soleil
    Sablerait d'or fin leur grand rêve
    Vert et vermeil.

    .............................................................

    Le soir ?... Nous reprendrons la route
    Blanche qui court
    Flânant, comme un troupeau qui broute,
    Tout à l'entour

    Les bons vergers à l'herbe bleue,
    Aux pommiers tors !
    Comme on les sent toute une lieue
    Leurs parfums forts !

    Nous regagnerons le village
    Au ciel mi-noir ;
    Et ça sentira le laitage
    Dans l'air du soir ;

    Ca sentira l'étable, pleine
    De fumiers chauds,
    Pleine d'un lent rythme d'haleine,
    Et de grands dos

    Blanchissant sous quelque lumière ;
    Et, tout là-bas,
    Une vache fientera, fière,
    A chaque pas...

    #NOM?
    Et son nez long
    Dans son missel ; le pot de bière
    Cerclé de plomb,

    Moussant entre les larges pipes
    Qui, crânement,
    Fument : les effroyables lippes
    Qui, tout fumant,

    Happent le jambon aux fourchettes
    Tant, tant et plus :
    Le feu qui claire les couchettes
    Et les bahuts.

    Les fesses luisantes et grasses
    D'un gros enfant
    Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
    Son museau blanc

    Frôlé par un mufle qui gronde
    D'un ton gentil,
    Et pourlèche la face ronde
    Du cher petit...

    Noire, rogue au bord de sa chaise,
    Affreux profil,
    Une vieille devant la braise
    Qui fait du fil ;

    Que de choses verrons-nous, chère,
    Dans ces taudis,
    Quand la flamme illumine, claire,
    Les carreaux gris !...

    - Puis, petite et toute nichée,
    Dans les lilas
    Noirs et frais : la vitre cachée,
    Qui rit là-bas...

    Tu viendras, tu viendras, je t'aime !
    Ce sera beau.
    Tu viendras, n'est-ce pas, et même...

    ELLE - Et mon bureau ?

    15 août 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Les effarés
    Noirs dans la neige et dans la brume,
    Au grand soupirail qui s'allume,
    Leurs culs en rond,

    A genoux, cinq petits, - misère ! -
    Regardent le boulanger faire
    Le lourd pain blond...

    Ils voient le fort bras blanc qui tourne
    La pâte grise, et qui l'enfourne
    Dans un trou clair.

    Ils écoutent le bon pain cuire.
    Le boulanger au gras sourire
    Chante un vieil air.

    Ils sont blottis, pas un ne bouge,
    Au souffle du soupirail rouge,
    Chaud comme un sein.

    Et quand pendant que minuit sonne,
    Façonné, pétillant et jaune,
    On sort le pain ;

    Quand, sous les poutres enfumées,
    Chantent les croûtes parfumées,
    Et les grillons ;

    Quand ce trou chaud souffle la vie ;
    Ils ont leur âme si ravie
    Sous leurs haillons,

    Ils se ressentent si bien vivre,
    Les pauvres petits plein de givre,
    - Qu'ils sont là, tous,

    Collant leur petits museaux roses
    Au grillage, chantant des choses
    Entre les trous,

    Mais bien bas, - comme une prière...
    Repliés vers cette lumière
    Du ciel rouvert,

    - Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
    #NOM?
    Au vent d'hiver...

    20 septembre 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Roman

    I

    On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
    - Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
    Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
    #NOM?

    Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
    L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
    Le vent chargé de bruits, - la ville n'est pas loin, -
    A des parfums de vigne et des parfums de bière...
    II
    - Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon
    D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
    Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
    Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

    Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.
    La sève est du champagne et vous monte à la tête...
    On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
    Qui palpite là, comme une petite bête...
    III
    Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,
    - Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
    Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
    Sous l'ombre du faux-col effrayant de son père...

    Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
    Tout en faisant trotter ses petites bottines,
    Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
    #NOM?
    IV
    Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.
    Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.
    Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
    - Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire...!

    - Ce soir-là,... - vous rentrez aux cafés éclatants,
    Vous demandez des bocks ou de la limonade...
    - On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
    Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

    29 septembre 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le mal
    Tandis que les crachats rouges de la mitraille
    Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
    Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
    Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

    Tandis qu'une folie épouvantable, broie
    Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
    - Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
    Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !...

    - Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
    Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ;
    Qui dans le bercement des hosannah s'endort,

    Et se réveille, quand des mères, ramassées
    Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
    Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !




    --------------------------------------------------------------------------------

    Rages des Césars
    L'Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
    Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
    L'Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
    #NOM?

    Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie !
    Il s'était dit : "Je vais souffler la Liberté
    Bien délicatement, ainsi qu'une bougie !"
    La liberté revit ! Il se sent éreinté !

    Il est pris. - Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
    Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
    On ne le saura pas. L'Empereur a l'oeil mort.

    Il repense peut-être au Compère en lunettes...
    - Et regarde filer de son cigare en feu,
    Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Rêvé pour l'hiver
    A*** Elle,

    L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
    Avec des coussins bleus.
    Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
    Dans chaque coin moelleux.

    Tu fermeras l'oeil, pour ne point voir, par la glace,
    Grimacer les ombres des soirs,
    Ces monstruosités hargneuses, populace
    De démons noirs et de loups noirs.

    Puis tu te sentiras la joue égratignée...
    Un petit baiser, comme une folle araignée,
    Te courra par le cou...

    Et tu me diras : "Cherche !" en inclinant la tête,
    #NOM?
    #NOM?

    En wagon, le 7 octobre 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le dormeur du val
    C'est un trou de verdure où chante une rivière
    Accrochant follement aux herbes des haillons
    D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
    Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

    Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
    Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
    Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
    Pâle dans son lit vert ou la lumière pleut.

    Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
    Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
    Nature, berce-le chaudement : il a froid.

    Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
    Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
    Tranquille. Il a deux trous rouge au côté droit.

    Octobre 1870.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Au cabaret vert
    cinq heures du soir

    Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
    Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
    #NOM?
    De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

    Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table
    Verte : je contemplai les sujets très naïfs
    De la tapisserie. - Et ce fut adorable,
    Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

    - Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure ! -
    Rieuse, m'apporta des tartines de beurre,
    Du jambon tiède, dans un plat colorié,

    Du jambon rose et blanc parfumé d'une gousse
    D'ail, - et m'emplit la chope immense, avec sa mousse
    Que dorait un rayon de soleil arriéré.

    Octobre 70.




    --------------------------------------------------------------------------------

    La maline
    Dans la salle à manger brune, que parfumait
    Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
    Je ramassais un plat de je ne sais quel met
    Belge, et je m'épatais dans mon immense chaise.

    En mangeant, j'écoutais l'horloge, - heureux et coi.
    La cuisine s'ouvrit avec une bouffée,
    - Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
    Fichu moitié défait, malinement coiffée

    Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
    Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
    En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,

    Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m'aiser ;
    - Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, -
    Tout bas : "Sens donc, j'ai pris une froid sur la joue..."

    Charleroi, octobre 70.




    --------------------------------------------------------------------------------

    L'éclatante victoire de Sarrebrück
    REMPORTEE AUX CRIS DE VIVE L'EMPEREUR !
    Gravure belge brillamment colorée, se vend à Charleroi, 35 centimes.

    Au milieu, l'Empereur, dans une apothéose
    Bleue et jaune, s'en va, raide, sur son dada
    Flamboyant ; très heureux, - car il voit tout en rose,
    Féroce comme Zeus et doux comme un papa ;

    En bas, les bons Pioupious qui faisaient la sieste
    Près des tambours dorés et des rouges canons
    Se lèvent gentiment. Pitou remet sa veste,
    Et, tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms !

    A droite, Dumanet, appuyé sur la crosse
    De son chassepot, sent frémir sa nuque en brosse,
    Et : "Vive l'Empereur !!!" - Son voisin reste coi...

    Un schako surgit, comme un soleil noir... - Au centre,
    Boquillon rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
    Se dresse, et, - présentant ses derrières - : " De quoi ?..."

    Octobre 70.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le buffet
    C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
    Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
    Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
    Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

    Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
    De linges odorants et jaunes, de chiffons
    De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
    De fichus de grand-mère où sont peints des griffons ;

    - C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
    De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
    Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

    - O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
    Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
    Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.

    Octobre 70.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Ma bohème
    (Fantaisie)

    Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
    Mon paletot aussi devenait idéal :
    J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
    Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

    Mon unique culotte avait un large trou.
    - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
    Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
    #NOM?

    Et je les écoutais, assis au bord des routes,
    Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
    De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

    Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
    Comme des lyres, je tirais les élastiques
    De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !




    --------------------------------------------------------------------------------

    Les corbeaux
    Seigneur, quand froide est la prairie,
    Quand dans les hameaux abattus,
    Les longs angelus se sont tus...
    Sur la nature défleurie
    Faites s'abattre des grands cieux
    Les chers corbeaux délicieux.

    Armée étrange aux cris sévères,
    Les vents froids attaquent vos nids !
    Vous, le long des fleuves jaunis,
    Sur les routes aux vieux calvaires,
    Sur les fossés et sur les trous
    Dispersez-vous, ralliez- vous !

    Par milliers, sur les champs de France,
    Où dorment des morts d'avant-hier,
    Tournoyez, n'est-ce pas, l'hiver,
    Pour que chaque passant repense !
    Sois donc le crieur du devoir,
    O notre funèbre oiseau noir !

    Mais, saints du ciel, en haut du chêne,
    Mât perdu dans le soir charmé,
    Laissez les fauvettes de mai
    Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne,
    Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir,
    La défaite sans avenir.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Les assis
    Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
    Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
    Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
    Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

    Ils ont greffé dans des amours épileptiques
    Leurs fantasque ossature aux grands squelettes noirs
    De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
    S'entrelacent pour les matins et pour les soirs !

    Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
    Sentant les soleils vifs percaliser leur peau
    Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
    Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

    Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
    De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
    L'âme des vieux soleils s'allume, emmaillotée
    Dans ces tresses d'épis où fermentaient les grains.

    Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
    Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
    S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
    Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.

    - Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage...
    Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
    Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
    Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

    Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
    Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
    Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves
    Qui vous accrochent l'oeil du fond des corridors !

    Puis ils ont une main invisible qui tue :
    Au retour, leur regard filtre ce venin noir
    Qui charge l'oeil souffrant de la chienne battue,
    Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

    Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
    Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
    Et, de l'aurore au soir, des grappes d'amygdales
    Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever.

    Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
    Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
    De vrais petits amours de chaises en lisière
    Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

    Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule
    Les bercent, le long des calices accroupis
    Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules
    - Et leur membre s'agace à des barbes d'épis.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Tête de faune
    Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
    Dans la feuillée incertaine et fleurie
    De fleurs splendides où le baiser dort,
    Vif et crevant l'exquise broderie,

    Un faune effaré montre ses deux yeux
    Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches.
    Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
    Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

    Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
    Son rire tremble encore à chaque feuille
    Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
    Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Les douaniers
    Ceux qui disent : Cré Nom, ceux qui disent macache,
    Soldats, marins, débris d'Empire, retraités,
    Sont nuls, très nuls, devant les Soldats des Traités
    Qui tailladent l'azur frontière à grands coups d'hache.

    Pique aux dents, lame en main, profonds, pas embêtés,
    Quand l'ombre bave aux bois comme un mufle de vache,
    Ils s'en vont, amenant leurs dogues à l'attache,
    Exercer nuitamment leur terribles gaîtés !

    Ils signalent aux lois modernes les faunesses.
    Ils empoignent les Fausts et les Diavolos.
    Pas de ça, les anciens ! Déposez les ballots !

    Quand sa sérénité s'approche des jeunesses,
    Le Douanier se tient aux appas contrôlés !
    Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés !




    --------------------------------------------------------------------------------

    Oraison du soir
    Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
    Empoignant une chope à fortes cannelures,
    L'hypogastre et col cambrés, une Gambier
    Aux dents, sous l'air gonflé d'impalpables voilures.
    Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier,
    Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
    Puis par instants mon coeur triste est comme un aubier
    Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.
    Puis, quand j'ai ravalé mes rêves avec soin,
    Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
    Et me recueille, pour lâcher l'âcre besoin :
    Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,
    Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
    Avec l'assentiment des grands héliotropes.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Chant de guerre parisien
    Le Printemps est évident, car
    Du coeur des Propriétés vertes,
    Le vol de Thiers et de Picard
    Tient ses splendeurs grandes ouvertes !

    O Mai ! quels délirants culs-nus !
    Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
    Ecoutez donc les bienvenus
    Semer les choses printanières !

    Ils ont schako, sabre et tam-tam,
    Non la vieille boîte à bougies,
    Et des yoles qui n'ont jam, jam...
    Fendent le lac aux eaux rougies !

    Plus que jamais nous bambochons
    Quand arrivent sur nos tanières
    Crouler les jaunes cabochons
    Dans des aubes particulières !

    Thiers et Picard sont des Eros,
    Des enleveurs d'héliotropes ;
    Au pétrole ils font des Corots :
    Voici hannetonner leur tropes...

    Ils sont familiers du Grand Truc !...
    Et couché dans les glaïeuls, Favre
    Fait sont cillement aqueduc,
    Et ses reniflements à poivre !

    La grand'ville a le pavé chaud
    Malgré vos douches de pétrole,
    Et décidément, il nous faut
    Vous secouer dans votre rôle...

    Et les Ruraux qui se prélassent
    Dans de longs accroupissements,
    Entendront des rameaux qui cassent
    Parmi les rouges froissements !




    --------------------------------------------------------------------------------

    Mes petites amoureuses
    Un hydrolat lacrymal lave
    Les cieux vert-chou :
    Sous l'arbre tendronnier qui bave,
    Vos caoutchoucs

    Blancs de lunes particulières
    Aux pialats ronds,
    Entrechoquez vos genouillères,
    Mes laiderons !

    Nous nous aimions à cette époque,
    Bleu laideron !
    On mangeait des oeufs à la coque
    Et du mouron !

    Un soir, tu me sacras poète,
    Blond laideron :
    Descends ici, que je te fouette
    En mon giron ;

    J'ai dégueulé ta bandoline,
    Noir laideron ;
    Tu couperais ma mandoline
    Au fil du front.

    Pouah ! mes salives desséchées,
    Roux laideron,
    Infectent encor les tranchées
    De ton sein rond !

    O mes petites amoureuses,
    Que je vous hais !
    Plaquez de fouffes douloureuses
    Vos tétons laids !

    Piétinez mes vieilles terrines
    De sentiment ;
    - Hop donc ! soyez-moi ballerines
    Pour un moment !...

    Vos omoplates se déboîtent,
    O mes amours !
    Une étoile à vos reins qui boitent
    Tournez vos tours !

    Et c'est pourtant pour ces éclanches
    Que j'ai rimé !
    Je voudrais vous casser les hanches
    D'avoir aimé !

    Fade amas d'étoiles ratées,
    Comblez les coins !
    - Vous crèverez en Dieu, bâtées
    D'ignobles soins !

    Sous les lunes particulières
    Aux pialats ronds,
    Entrechoquez vos genouillères,
    Mes laiderons !






    --------------------------------------------------------------------------------

    Accroupissements
    Bien tard, quand il se sent l'estomac écoeuré,
    Le frère Milotus, un oeil à la lucarne
    D'où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
    Lui darde une migraine et fait son regard darne,
    Déplace dans les draps son ventre de curé.

    Il se démène sous sa couverture grise
    Et descend, ses genoux à son ventre tremblant,
    Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise ;
    Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
    A ses reins largement retrousser sa chemise !

    Or, il s'est accroupi, frileux, les doigts de pied
    Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
    Des jaunes de brioche aux vitres de papier ;
    Et le nez du bonhomme où s'allume la laque
    Renifle aux rayons, tel qu'un charnel polypier.
    .......................................................

    Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
    Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu,
    Et ses chausses roussir, et s'éteindre sa pipe ;
    Quelque chose comme un oiseau remue un peu
    A son ventre serein comme un monceau de tripe !

    Autour, dort un fouillis de meuble abrutis
    Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ;
    Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
    Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
    Qu'entr'ouvre un sommeil plein d'horribles appétits.

    L'écoeurante chaleur gorge la chambre étroite ;
    Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
    Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
    Et, parfois, en hoquets fort gravement bouffons
    S'échappe, secouant son escabeau qui boite...
    ...........................................................

    Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font
    Aux contours du cul des bavures de lumière,
    Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fond
    De neige rose ainsi qu'une rose trémière...
    Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.




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    Les poètes de sept ans
    A M. P. Demeny.

    Et la Mère, fermant le livre du devoir,
    S'en allait satisfaite et très fière, sans voir,
    Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
    L'âme de son enfant livrée aux répugnances.
    Tout le jour il suait d'obéissance ; très
    Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits,
    Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
    Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
    En passant il tirait la langue, les deux poings
    A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
    Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
    On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
    Sous un golfe le jour pendant du toit. L'été
    Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
    A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :
    Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
    Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
    Derrière la maison, en hiver, s'illunait,
    Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
    Et pour des visions écrasant son oeil darne,
    Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
    Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
    Qui, chétifs, fronts nus, oeil déteignant sur la joue,
    Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
    Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
    Conversaient avec la douceur des idiots !
    Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
    Sa mère s'effrayait ; les tendresses, profondes,
    De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
    C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment !

    A sept ans, il faisait des romans, sur la vie
    Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
    Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
    De journaux illustrés où, rouge, il regardait
    Des Espagnoles rire et des Italiennes.
    Quand venait, l'oeil brun, folle, en robes d'indiennes,
    - Huit ans, - la fille des ouvriers d'à côté,
    La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
    Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
    Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
    Car elle ne portait jamais de pantalons ;
    - Et, par elle meurtri des poings et des talons,
    Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.

    Il craignait les blafards dimanches de décembre,
    Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,
    Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
    Des rêves l'oppressaient chaque nuit dans l'alcôve.
    Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,
    Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
    Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
    Font autour des édits rire et gronder les foules.
    - Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
    Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
    Font leur remuement calme et prennent leur essor !

    Et comme il savourait surtout les sombres choses,
    Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
    Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,
    Il lisait son roman sans cesse médité,
    Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
    De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
    Vertige, écroulements, déroutes et pitié !
    - Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
    En bas, - seul, et couché sur des pièces de toile
    Ecrue, et pressentant violemment la voile !

    26 mai 1871.




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    Les pauvres à l'église
    Parqués entre des bancs de chêne, aux coins d'église
    Qu'attiédit puamment leur souffle, tous leurs yeux
    Vers le choeur ruisselant d'orrie et la maîtrise
    Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux ;

    Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire,
    Heureux, humiliés comme des chiens battus,
    Les Pauvres au bon Dieu, les patron et le sire,
    Tendent leurs oremus risibles et têtus.

    Aux femmes, c'es bien bon de faire des bancs lisses,
    Après les six jours noirs où Dieu les fait souffrir !
    Elles bercent, tordus dans d'étranges pelisses,
    Des espèces d'enfants qui pleurent à mourir.

    Leurs seins crasseux dehors, ces mangeuses de soupe,
    Une prière aux yeux et ne priant jamais,
    Regardent parader mauvaisement un groupe
    De gamines avec leurs chapeaux déformés.

    Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribote :
    C'est bon. Encore une heure ; après, les maux sans noms !
    - Cependant, alentour, geint, nasille, chuchote
    Une collection de vieilles à fanons :

    Ces effarés y sont et ces épileptiques
    Dont on se détournait hier aux carrefours ;
    Et, fringalant du nez dans des missels antiques,
    Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.

    Et tous, bavant la foi mendiante et stupide,
    Récitent la complainte infinie à Jésus
    Qui rêve en haut, jauni par le vitrail livide,
    Loin des maigres mauvais et des méchants pansus,

    Loin des senteurs de viande et d'étoffes moisies,
    Farce prostrée et sombre aux gestes repoussants ;
    - Et l'oraison fleurit d'expressions choisies,
    Et les mysticités prennent des tons pressants,

    Quand, des nefs où périt le soleil, plis de soie
    Banals, sourires verts, les Dames des quartiers
    Distingués, - ô Jésus ! - les malades du foie
    Font baiser leur longs doigts jaunes aux bénitiers.

    1871.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le coeur volé
    Mon triste coeur bave à la poupe,
    Mon coeur couvert de caporal :
    Ils y lancent des jets de soupe,
    Mon triste coeur bave à la poupe :
    Sous les quolibets de la troupe
    Qui pousse un rire général,
    Mon triste coeur bave à la poupe,
    Mon coeur couvert de caporal !

    Ithyphalliques et pioupiesques
    Leurs quolibets l'ont dépravé !
    Au gouvernail on voit des fresques
    Ithyphalliques et pioupiesques.
    O flots abracadabrantesques,
    Prenez mon coeur, qu'il soit lavé !
    Ithyphalliques et pioupiesques
    Leurs quolibets l'ont dépravé !

    Quand ils auront tari leurs chiques,
    Comment agir, ô coeur volé ?
    Ce seront des hoquets bachiques
    Quand ils auront tari leurs chiques :
    J'aurai des sursauts stomachiques,
    Moi, si mon coeur est ravalé :
    Quand ils auront tari leurs chiques
    Comment agir, ô coeur volé ?

    Mai 1871.




    --------------------------------------------------------------------------------

    L'orgie parisienne ou Paris se repeuple
    O lâches, la voilà ! Dégorgez dans les gares !
    Le soleil essuya de ses poumons ardents
    Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
    Voilà la Cité sainte, assise à l'occident !

    Allez ! on préviendra les reflux d'incendie,
    Voilà les quais, voilà les boulevards, voilà
    Les maisons sur l'azur léger qui s'irradie
    Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila !

    Cachez les palais morts dans des niches de planches !
    L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards.
    Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches :
    Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !

    Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,
    Le cri des maisons d'or vous réclame. Volez !
    Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes
    Qui descend dans la rue. O buveurs désolés,

    Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
    Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
    Vous n'allez pas baver, sans geste, sans parole,
    Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs ?

    Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
    Ecoutez l'action des stupides hoquets
    Déchirants ! Ecoutez sauter aux nuits ardentes
    Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !

    O coeurs de saleté, bouches épouvantables,
    Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !
    Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables...
    Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !

    Ouvrez votre narine aux superbes nausées !
    Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !
    Sur vos nuques d'enfants baissant ses mains croisées
    Le Poète vous dit : "O lâches, soyez fous !

    Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,
    Vous craignez d'elle encore une convulsion
    Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme
    Sur sa poitrine, en une horrible pression.

    Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,
    Qu'est-ce que ça peut faire à la putain Paris,
    Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?
    Elle se secouera de vous, hargneux pourris !

    Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,
    Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,
    La rouge courtisane aux seins gros de batailles
    Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

    Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,
    Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,
    Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires
    Un peu de la bonté du fauve renouveau,

    O cité douloureuse, ô cité quasi morte,
    La tête et les deux seins jetés verts l'Avenir
    Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
    Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

    Corps remagnétisé pour les énormes peines,
    Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
    Sourdre le flux des vers livides en tes veines,
    Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

    Et ce n'est pas mauvais. Les vers, les vers livides
    Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès
    Que les Stryx n'éteignaient l'oeil des Cariatides
    Où des pleurs d'or astral tombaient des bleus degrés."

    Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
    Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
    Ulcère plus puant à la Nature verte,
    Le poète te dit : "Splendide est ta Beauté !"

    L'orage t'a sacrée suprême poésie ;
    L'immense remuement des forces te secourt ;
    Ton oeuvre bout, la mort gronde, Cité choisie !
    Amasse les strideurs au coeur du clairon sourd.

    Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,
    La haine des Forçats, la clameur des Maudits ;
    Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes.
    Ses strophes bondiront : Voilà ! voilà ! bandits !

    - Société, tout est rétabli : - les orgies
    Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :
    Et les gaz en délire, aux murailles rougies,
    Flambent sinistrement vers les azurs blafards !

    Mai 1871.




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    Les mains de Jeanne-Marie
    Jeanne-Marie a des mains fortes,
    Mains sombres que l'été tanna,
    Mains pâles comme des mains mortes.
    - Sont-ce des mains de Juana ?

    Ont-elles pris les crèmes brunes
    Sur les mares des voluptés ?
    Ont-elles trempé dans les lunes
    Aux étangs de sérénités ?

    Ont-elles bu des cieux barbares,
    Calmes sur les genoux charmants ?
    Ont-elles roulé des cigares
    Ou trafiqué des diamants ?

    Sur les pieds ardents des Madones
    Ont-elles fané des fleurs d'or ?
    C'est le sang noir des belladones
    Qui dans leur paume éclate et dort.

    Mains chasseresses des diptères
    Dont bombinent les bleuisons
    Aurorales, vers les nectaires ?
    Mains décanteuses de poisons ?

    Oh ! quel Rêve les a saisies
    Dans les pandiculations ?
    Un rêve inouï des Asies,
    Des Khenghavars ou des Sions ?

    - Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
    Ni brui sur les pieds des dieux :
    Ces mains n'ont pas lavé les langes
    Des lourds petits enfants sans yeux.

    Ce ne sont pas mains de cousine
    Ni d'ouvrières aux gros fronts
    Que brûle, aux bois puant l'usine,
    Un soleil ivre de goudrons.

    Ce sont des ployeuses d'échines,
    Des mains qui ne font jamais mal,
    Plus fatales que des machines,
    Plus fortes que tout un cheval !

    Remuant comme des fournaises,
    Et secouant tous ses frissons,
    Leur chair chante des Marseillaises
    Et jamais les Eleisons !

    Ca serrerait vos cous, ô femmes
    Mauvaises, ça broierait vos mains,
    Femmes nobles, vos mains infâmes
    Pleines de blancs et de carmins.

    L'éclat de ces mains amoureuses
    Tourne le crâne des brebis !
    Dans leurs phalanges savoureuses
    Le grand soleil met un rubis !

    Une tache de populace
    Les brunit comme un sein d'hier ;
    Le dos de ces Mains est la place
    Qu'en baisa tout Révolté fier !

    Elles ont pâli, merveilleuses,
    Au grand soleil d'amour chargé,
    Sur le bronze des mitrailleuses
    A travers Paris insurgé !

    Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
    A vos poings, Mains où tremblent nos
    Lèvres jamais désenivrées,
    Crie une chaîne aux clairs anneaux !

    Et c'est un soubresaut étrange
    Dans nos êtres, quand, quelquefois,
    On veut vous déhâler, Mains d'ange,
    En vous faisant saigner les doigts !




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    Les soeurs de charité
    Le jeune homme dont l'oeil est brillant, la peau brune,
    Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu,
    Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune
    Adoré, dans la Perse un Génie inconnu,

    Impétueux avec des douceurs virginales
    Et noires, fier de ses premiers entêtements,
    Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales,
    Qui se retournent sur des lits de diamants ;

    Le jeune homme, devant les laideurs de ce monde
    Tressaille dans son coeur largement irrité,
    Et plein de la blessure éternelle et profonde,
    Se prend à désirer sa soeur de charité.

    Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce,
    Tu n'es jamais la Soeur de charité, jamais,
    Ni regard noir, ni ventre où dort une ombre rousse,
    Ni doigts légers, ni seins splendidement formés.

    Aveugle irréveillée aux immenses prunelles,
    Tout notre embrassement n'est qu'une question :
    C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles,
    Nous te berçons, charmante et grave Passion.

    Tes haines, tes torpeurs fixes, tes défaillances
    Et les brutalités souffertes autrefois,
    Tu nous rends tout, ô Nuit pourtant sans malveillances,
    Comme un excès de sang épanché tous les mois.

    - Quand la femme, portée un instant, l'épouvante,
    Amour, appel de vie et chanson d'action,
    Viennent la Muse verte et la Justice ardente
    Le déchirer de leur auguste obsession.

    Ah ! sans cesse altéré des splendeurs et des calmes,
    Délaissé des deux Soeurs implacables, geignant
    Avec tendresse après la science aux bras almes,
    Il porte à la nature en fleur son front saignant.

    Mais la noire alchimie et les saintes études
    Répugnent au blessé, sombre savant d'orgueil ;
    Il sent marcher sur lui d'atroces solitudes.
    Alors, et toujours beau, sans dégoût du cercueil,

    Qu'il croie aux vastes fins, Rêves ou Promenades
    Immenses, à travers les nuits de Vérité,
    Et t'appelle en son âme et ses membres malades,
    O Mort mystérieuse, ô soeur de charité.

    Juin 1871.




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    Voyelles

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
    Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
    A, noir corset velu des mouches éclatantes
    Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

    Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
    Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
    I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
    Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

    U, cycles, vibrement divins des mers virides,
    Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
    Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

    O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
    Silences traversés des Mondes et des Anges :
    - O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !




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    L'étoile a pleuré...

    L'étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles,
    L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
    La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
    Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.




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    L'homme juste

    Le Juste restait droit sur ses hanches solides :
    Un rayon lui dorait l'épaule ; des sueurs
    Me prirent : "Tu veux voir rutiler les bolides ?
    Et, debout, écouter bourdonner les flueurs
    D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes ?

    "Par des farces de nuit ton front est épié,
    O Juste ! Il faut gagner un toit. Dis ta prière,
    La bouche dans ton drap doucement expié ;
    Et si quelque égaré choque ton ostiaire,
    Dis : Frère, va plus loin, je suis estropié ! "

    Et le Juste restait debout, dans l'épouvante
    Bleuâtre des gazons après le soleil mort :
    "Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
    O Vieillard ? Pèlerin sacré ! Barde d'Armor !
    Pleureur des Oliviers ! Main que la pitié gante !

    Barbe de la famille et poing de la cité,"
    Croyant très doux : ô coeur tombé dans les calices,
    Majestés et vertus, amour et cécité,
    Juste ! plus bête et plus dégoûtant que les lices !
    Je suis celui qui souffre et qui s'est révolté !

    "Et ça me fait pleurer sur mon ventre, ô stupide,
    Et bien rire, l'espoir fameux de ton pardon !
    Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide,
    Ce que tu veux ! Mais va te coucher, voyons donc,
    Juste ! Je ne veux rien à ton cerveau torpide.

    C'est toi le Juste, enfin, le Juste ! C'est assez !"
    C'est vrai que la tendresse et ta raison sereines
    Reniflent dans la nuit comme des cétacés !
    Que tu te fais proscrire et dégoises des thrènes
    Sur d'effroyables becs de cane fracassés !

    "Et c'est toi l'oeil de Dieu ! le lâche ! Quand les plantes
    Froides des pieds divins passeraient sur mon cou,
    Tu es lâche ! O ton front qui fourmille de lentes !
    Socrates et Jésus, Saints et Justes, dégoût !
    Respectez le Maudit suprême aux nuits sanglantes ! "

    J'avais crié cela sur la terre, et la nuit
    Calme et blanche occupait les cieux pendant ma fièvre.
    Je relevai mon front : le fantôme avait fui,
    Emportant l'ironie atroce de ma lèvre...
    - Vents nocturnes, venez au Maudit ! Parlez-lui !

    Cependant que, silencieux sous les pilastres
    D'azur, allongeant les comètes et les noeuds
    D'univers, remuement énorme sans désastres,
    L'ordre, éternel veilleur, rame aux cieux lumineux
    Et de sa drague en feu laisse filer les astres !

    Ah ! qu'il s'en aille, la gorge cravatée
    De honte, ruminant toujours mon ennui, doux
    Comme le sucre sur la denture gâtée.
    - Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous,
    Léchant son flanc d'où pend une entraille emportée.

    Qu'il dise charités crasseuses et progrès...
    - J'exècre tous ces yeux de Chinois à bedaines,
    Mais qui chante : nana, comme un tas d'enfants près
    De mourir, idiots doux aux chansons soudaines :
    O Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !

    Juillet 1871.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs

    A Monsieur Théodore de Banville.
    I

    Ainsi, toujours, vers l'azur noir
    Où tremble la mer des topazes,
    Fonctionneront dans ton soir
    Les Lys, ces clystères d'extases !

    A notre époque de sagous,
    Quand les Plantes sont travailleuses,
    Le Lys boira les bleus dégoûts
    Dans tes Proses religieuses !

    - Le lys de monsieur de Kerdrel,
    Le Sonnet de mil huit cent trente,
    Le Lys qu'on donne au Ménestrel
    Avec l'oeillet et l'amarante !

    Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !
    Et dans ton Vers, tel que les manches
    Des Pécheresses aux doux pas,
    Toujours frissonnent ces fleurs blanches !

    Toujours, Cher, quand tu prends un bain,
    Ta chemise aux aisselles blondes
    Se gonfle aux brises du matin
    Sur les myosotis immondes !

    L'amour ne passe à tes octrois
    Que les Lilas, - ô balançoires !
    Et les Violettes du Bois,
    Crachats sucrés des Nymphes noires !...
    II

    O Poètes, quand vous auriez
    Les Roses, les Roses soufflées,
    Rouges sur tiges de lauriers,
    Et de mille octaves enflées !

    Quand BANVILLE en ferait neiger,
    Sanguinolentes, tournoyantes,
    Pochant l'oeil fou de l'étranger
    Aux lectures mal bienveillantes !

    De vos forêts et de vos prés,
    O très paisibles photographes !
    La Flore est diverse à peu près
    Comme des bouchons de carafes !

    Toujours les végétaux Français,
    Hargneux, phtisiques, ridicules,
    Où le ventre des chiens bassets
    Navigue en paix, aux crépuscules ;

    Toujours, après d'affreux dessins
    De Lotos bleus ou d'Hélianthes,
    Estampes roses, sujets saints
    Pour de jeunes communiantes !

    L'Ode Açoka cadre avec la
    Strophe en fenêtre de lorette ;
    Et de lourds papillons d'éclat
    Fientent sur la Pâquerette.

    Vieilles verdures, vieux galons !
    O croquignoles végétales !
    Fleurs fantasques des vieux Salons !
    - Aux hannetons, pas aux crotales,

    Ces poupards végétaux en pleurs
    Que Grandville eût mis aux lisières,
    Et qu'allaitèrent de couleurs
    De méchants astres à visières !

    Oui, vos bavures de pipeaux
    Font de précieuses glucoses !
    - Tas d'oeufs frits dans de vieux chapeaux,
    Lys, Açokas, Lilas et Roses !...
    III

    O blanc Chasseur, qui cours sans bas
    A travers le Pâtis panique,
    Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas
    Connaître un peu ta botanique ?

    Tu ferais succéder, je crains,
    Aux Grillons roux les Cantharides,
    L'or des Rios au bleu des Rhins, -
    Bref, aux Norwèges les Florides :

    Mais, Cher, l'Art n'est plus, maintenant,
    - C'est la vérité, - de permettre
    A l'Eucalyptus étonnant
    Des constrictors d'un hexamètre :

    Là !... Comme si les Acajous
    Ne servaient, même en nos Guyanes,
    Qu'aux cascades des sapajous,
    Au lourd délire des lianes !

    - En somme, une Fleur, Romarin
    Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle
    Un excrément d'oiseau marin ?
    Vaut-elle un seul pleur de chandelle ?

    - Et j'ai dit ce que je voulais !
    Toi, même assis là-bas, dans une
    Cabane de bambous, - volets
    Clos, tentures de perse brune, -

    Tu torcherais des floraisons
    Dignes d'Oises extravagantes !...
    - Poète ! ce sont des raisons
    Non moins risibles qu'arrogantes !...

    IV

    Dis, non les pampas printaniers
    Noirs d'épouvantables révoltes,
    Mais les tabacs, les cotonniers !
    Dis les exotiques récoltes !

    Dis, front blanc que Phébus tanna,
    De combien de dollars se rente
    Pedro Velasquez, Habana ;
    Incague la mer de Sorrente

    Où vont les Cygnes par milliers ;
    Que tes strophes soient des réclames
    Pour l'abatis des mangliers
    Fouillés des Hydres et des lames !

    Ton quatrain plonge aux bois sanglants
    Et revient proposer aux Hommes
    Divers sujets de sucres blancs,
    De pectoraires et de gommes !

    Sachons par Toi si les blondeurs
    Des Pics neigeux, vers les Tropiques,
    Sont ou des insectes pondeurs
    Ou des lichens microscopiques !

    Trouve, ô Chasseur, nous le voulons,
    Quelques garances parfumées
    Que la Nature en pantalons
    Fasse éclore ! - pour nos Armées !

    Trouve, aux abords du Bois qui dort,
    Les fleurs, pareilles à des mufles,
    D'où bavent des pommades d'or
    Sur les cheveux sombres des Buffles !

    Trouve, aux prés fous, où sur le Bleu
    Tremble l'argent des pubescences,
    Des calices pleins d'Oeufs de feu
    Qui cuisent parmi les essences !

    Trouve des Chardons cotonneux
    Dont dix ânes aux yeux de braises
    Travaillent à filer les noeuds !
    Trouve des Fleurs qui soient des chaises !

    Oui, trouve au coeur des noirs filons
    Des fleurs presque pierres, - fameuses ! -
    Qui vers leurs durs ovaires blonds
    Aient des amygdales gemmeuses !

    Sers-nous, ô Farceur, tu le peux,
    Sur un plat de vermeil splendide
    Des ragoûts de Lys sirupeux
    Mordant nos cuillers Alfénide !
    V

    Quelqu'un dira le grand Amour,
    Voleur des sombres Indulgences :
    Mais ni Renan, ni le chat Murr
    N'ont vu les Bleus Thyrses immenses !

    Toi, fais jouer dans nos torpeurs,
    Par les parfums les hystéries ;
    Exalte-nous vers les candeurs
    Plus candides que les Maries...

    Commerçant ! colon ! médium !
    Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
    Comme un rayon de sodium,
    Comme un caoutchouc qui s'épanche !

    De tes noirs Poèmes, - Jongleur !
    Blancs, verts, et rouges dioptriques,
    Que s'évadent d'étranges fleurs
    Et des papillons électriques !

    Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !
    Et les poteaux télégraphiques
    Vont orner, - lyre aux chants de fer,
    Tes omoplates magnifiques !

    Surtout, rime une version
    Sur le mal des pommes de terre !
    - Et, pour la composition
    De poèmes pleins de mystère

    Qu'on doive lire de Tréguier
    A Paramaribo, rachète
    Des Tomes de Monsieur Figuier,
    - Illustrés ! - chez Monsieur Hachette !

    14 juillet 1871.

    ALCIDE BAVA.
    A. R.




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    Les premières communions

    I

    Vraiment, c'est bête, ces églises des villages
    Où quinze laids marmots encrassant les piliers
    Ecoutent, grasseyant les divins babillages,
    Un noir grotesque dont fermentent les souliers :
    Mais le soleil éveille, à travers les feuillages,
    Les vieilles couleurs des vitraux irréguliers.

    La pierre sent toujours la terre maternelle,
    Vous verrez des monceaux de ces cailloux terreux
    Dans la campagne en rut qui frémit solennelle,
    Portant près des blés lourds, dans les sentiers ocreux,
    Ces arbrisseaux brûlés ou bleuit la prunelle,
    Des noeuds de mûriers noirs et de rosiers fuireux.

    Tous les cent ans on rend ces granges respectables
    Par un badigeon d'eau bleue et de lait caillé :
    Si des mysticités grotesques sont notables
    Près de la Notre Dame ou du Saint empaillé,
    Des mouches sentant bon l'auberge et les étables
    Se gorgent de cire au plancher ensoleillé.

    L'enfant se doit surtout à la maison, famille
    Des soins naïfs, des bons travaux abrutissants ;
    Ils sortent, oubliant que la peau leur fourmille
    Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants.
    On paie au Prêtre un toit ombré d'une charmille
    Pour qu'il laisse au soleil tous ces fronts brunissants.

    Le premier habit noir, le plus beau jour de tartes,
    Sous le Napoléon ou le Petit Tambour
    Quelque enluminure où les Josephs et les Marthes
    Tirent la langue avec un excessif amour
    Et que joindront, au jour de science, deux cartes,
    Ces seuls doux souvenirs lui restent du grand jour.

    Les filles vont toujours à l'église, contentes
    De s'entendre appeler garces par les garçons
    Qui font du genre après Messe ou vêpres chantantes.
    Eux qui sont destinés au chic des garnisons,
    Ils narguent au café les maisons importantes,
    Blousés neuf, et gueulant d'effroyables chansons.

    Cependant le Curé choisit pour les enfances
    Des dessins ; dans son clos, les vêpres dites, quand
    L'air s'emplit du lointain nasillement des danses,
    Ils se sent, en dépit des célestes défenses,
    Les doigts de pied ravis et le mollet marquant ;

    - La nuit vient, noir pirate aux cieux d'or débarquant.
    II

    Le Prêtre a distingué parmi les catéchistes,
    Congrégés des Faubourgs ou des Riches Quartiers,
    Cette petite fille inconnue, aux yeux tristes,
    Front jaune. Les parents semblent de doux portiers.
    "Au grand Jour, le marquant parmi les Catéchistes,
    Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers. "
    III

    La veille du grand Jour, l'enfant se fait malade.
    Mieux qu'à l'église haute aux funèbres rumeurs,
    D'abord le frisson vient, - le lit n'étant pas fade -
    Un frisson surhumain qui retourne : "Je meurs..."
    Et, comme un vol d'amour fait à ses soeurs stupides,
    Elle compte, abattue et les mains sur son coeur,
    Les Anges, les Jésus et ses Vierges nitides
    Et, calmement, son âme a bu tout son vainqueur.

    Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,
    Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
    Et tachés du sang pur des célestes poitrines
    De grands linges neigeux tombent sur les soleils !

    #NOM?
    Elle mort aux fraîcheurs de ta Rémission,
    Mais plus tard que les lys d'eau, plus que les confitures,
    Tes pardons sont glacés, ô Reine de Sion !
    IV

    Puis la Vierge n'est plus que la vierge du livre.
    Les mystiques élans se cassent quelquefois...
    Et vient la pauvreté des images, que cuivre
    L'ennui, l'enluminure atroce et les vieux bois ;

    Des curiosités vaguement impudiques
    Epouvantent le rêve aux chastes bleuités
    Qui s'est surpris autour des célestes tuniques,
    Du linge dont Jésus voile ses nudités.

    Elle veut, elle veut, pourtant, l'âme en détresse,
    Le front dans l'oreiller creusé par les cris sourds,
    Prolonger les éclairs suprêmes de tendresse,
    Et bave... - L'ombre emplit les maisons et les cours.

    Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite, cambre
    Les reins et d'une main ouvre le rideau bleu
    Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
    Sous le drap, vers son ventre et sa poitrine en feu...
    V

    A son réveil, - minuit, la fenêtre était blanche.
    Devant le sommeil bleu des rideaux illunés,
    La vision la prit des candeurs du dimanche ;
    Elle avait rêvé rouge. Elle saigna du nez,

    Et se sentant bien chaste et pleine de faiblesse
    Pour savourer en Dieu son amour revenant,
    Elle eut soif de la nuit où s'exalte et s'abaisse
    Le coeur, sous l'oeil des cieux doux, en les devinant ;

    De la nuit, Vierge-Mère impalpable, qui baigne
    Tous les jeunes émois de ses silences gris,
    Elle eut soif de la nuit forte où le coeur qui saigne
    Ecoule sans témoin sa révolte sans cris.

    Et faisant la victime et la petite épouse,
    Son étoile la vit, une chandelle aux doigts,
    Descendre dans la cour où séchait une blouse,
    Spectre blanc, et lever les spectres noirs des toits.
    VI
    Elle passa sa nuit sainte dans des latrines.
    Vers la chandelle, aux trous du toit coulait l'air blanc,
    Et quelque vigne folle aux noirceurs purpurines,
    En deçà d'une cour voisine s'écroulant.

    La lucarne faisait un coeur de lueur vive
    Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
    Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
    Soufraient l'ombre des murs bondés de noirs sommeils.
    ......................................................
    VII

    Qui dira ces langueurs et ces pitiés immondes,
    Et ce qu'il lui viendra de haine, ô sales fous,
    Dont le travail divin déforme encor les mondes,
    Quand la lèpre à la fin mangera ce corps doux ?
    ........................................................
    VIII

    Et quand, ayant rentré tous ses noeuds d'hystéries,
    Elle verra, sous les tristesses du bonheur,
    L'amant rêver au blanc million des Maries,
    Au matin de la nuit d'amour, avec douleur :

    "Sais-tu que je t'ai fait mourir ? J'ai pris ta bouche,
    Ton coeur, tout ce qu'on a, tout ce que vous avez ;
    Et moi, je suis malade : Oh ! je veux qu'on me couche
    Parmi les Morts des eaux nocturnes abreuvés !

    J'étais bien jeune, et Christ a souillé mes haleines,"
    Il me bonda jusqu'à la gorge de dégoûts !
    Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines,
    Et je me laissais faire... ah ! va, c'est bon pour vous,

    "Hommes ! qui songez peu que la plus amoureuse
    Est, sous sa conscience aux ignobles terreurs,
    La plus prostituée et la plus douloureuse,
    Et que tous nos élans vers vous sont des erreurs !

    Car ma Communion première est bien passée."
    Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :
    Et mon coeur et ma chair par ta chair embrassée
    Fourmillent du baiser putride de Jésus !"
    IX

    Alors l'âme pourrie et l'âme désolée
    Sentiront ruisseler tes malédictions.
    - Ils auront couché sur ta Haine inviolée,
    Echappés, pour la mort, des justes passions,

    Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,
    Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,
    Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,
    Ou renversés, les fronts des femmes de douleur.

    Juillet 1871.



    --------------------------------------------------------------------------------

    Les chercheuses de poux

    Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,
    Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,
    Il vient près de son lit deux grandes soeurs charmantes
    Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

    Elles assoient l'enfant devant une croisée
    Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs,
    Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
    Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

    Il écoute chanter leurs haleines craintives
    Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,
    Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives
    Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

    Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
    Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
    Font crépiter parmi ses grises indolences
    Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

    Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
    Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ;
    L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
    Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Le bateau ivre

    Comme je descendais des Fleuves impassibles,
    Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
    Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
    Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

    J'étais insoucieux de tous les équipages,
    Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
    Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
    Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

    Dans les clapotements furieux des marées,
    Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
    Je courus ! Et les Péninsules démarrées
    N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

    La tempête a béni mes éveils maritimes.
    Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
    Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
    Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

    Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
    L'eau verte pénétra ma coque de sapin
    Et des taches de vins bleus et des vomissures
    Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

    Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
    De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
    Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
    Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

    Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
    Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
    Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
    Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

    Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
    Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
    L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
    Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

    J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
    Illuminant de longs figements violets,
    Pareils à des acteurs de drames très antiques
    Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

    J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
    Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
    La circulation des sèves inouïes,
    Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

    J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
    Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
    Sans songer que les pieds lumineux des Maries
    Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

    J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
    Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
    D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
    Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

    J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
    Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
    Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
    Et des lointains vers les gouffres cataractant !

    Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
    Echouages hideux au fond des golfes bruns
    Où les serpents géants dévorés des punaises
    Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

    J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
    Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
    #NOM?
    Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

    Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
    La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
    Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
    Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

    Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
    Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
    Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
    Des noyés descendaient dormir, à reculons !

    Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
    Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
    Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
    N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

    Libre, fumant, monté de brumes violettes,
    Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
    Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
    Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

    Qui courais, taché de lunules électriques,
    Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
    Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
    Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

    Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
    Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
    Fileur éternel des immobilités bleues,
    Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

    J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
    Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
    - Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
    Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

    Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
    Toute lune est atroce et tout soleil amer :
    L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
    O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !

    Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
    Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
    Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
    Un bateau frêle comme un papillon de mai.

    Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
    Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
    Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
    Ni nager sous les yeux horribles des pontons.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Larme

    Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
    Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
    Entourée de tendres bois de noisetiers,
    Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.

    Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
    Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel ouvert.
    Que tirais-je à la gourde de colocase ?
    Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.

    Tel, j'eusse été mauvaise enseigne d'auberge.
    Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
    Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
    Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

    L'eau des bois se perdait sur des sables vierges,
    Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...
    Or ! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages,
    Dire que je n'ai pas eu souci de boire !

    Mai 1872.




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    La rivière de Cassis

    La Rivière de Cassis roule ignorée
    En des vaux étranges :
    La voix de cent corbeaux l'accompagne, vraie
    Et bonne voix d'anges :
    Avec les grands mouvements des sapinaies
    Quand plusieurs vents plongent.

    Tout roule avec des mystères révoltants
    De campagnes d'anciens temps,
    De donjons visités, de parcs importants :
    C'est en ces bords qu'on entend
    Les passions mortes des chevaliers errants :
    Mais que salubre est le vent !

    Que le piéton regarde à ces claires-voies :
    Il ira plus courageux.
    Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
    Chers corbeaux délicieux !
    Faites fuir d'ici le paysan matois
    Qui trinque d'un moignon vieux.

    Mai 1872.




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    Comédie de la soif

    1. LES PARENTS
    Nous sommes tes Grands-Parents,
    Les Grands !
    Couverts des froides sueurs
    De la lune et des verdures.
    Nos vins secs avaient du coeur !
    Au soleil sans imposture
    Que faut-il à l'homme ? boire.

    MOI - Mourir aux fleuves barbares.

    Nous sommes tes Grands-Parents
    Des champs.
    L'eau est au fond des osiers :
    Vois le courant du fossé
    Autour du Château mouillé.
    Descendons en nos celliers ;
    Après, le cidre et le lait.

    MOI - Aller où boivent les vaches.

    Nous sommes tes Grands-Parents ;
    Tiens, prends
    Les liqueurs dans nos armoires ;
    Le Thé, le Café, si rares,
    Frémissent dans les bouilloires.
    - Vois les images, les fleurs.
    Nous rentrons du cimetière.

    MOI - Ah ! tarir toutes les urnes !



    2. L'ESPRIT
    Eternelles Ondines,
    Divisez l'eau fine.
    Vénus, soeur de l'azur,
    Emeus le flot pur.
    Juifs errants de Norwège,
    Dites-moi la neige.
    Anciens exilés chers,
    Dites-moi la mer.

    MOI - Non, plus ces boissons pures,
    Ces fleurs d'eau pour verres ;
    Légendes ni figures
    Ne me désaltèrent ;
    Chansonnier, ta filleule
    C'est ma soif si folle
    Hydre intime sans gueules
    Qui mine et désole.



    3. LES AMIS
    Viens, les Vins vont aux plages,
    Et les flots par millions !
    Vois le Bitter sauvage
    Rouler du haut des monts !

    Gagnons, pèlerins sages,
    L'Absinthe aux verts piliers...

    MOI - Plus ces paysages.
    Qu'est l'ivresse, Amis ?

    J'aime autant, mieux, même,
    Pourrir dans l'étang,
    Sous l'affreuse crème,
    Près des bois flottants.



    4. LE PAUVRE SONGE
    Peut-être un Soir m'attend
    Où je boirai tranquille
    En quelque vieille Ville,
    Et mourrai plus content :
    Puisque je suis patient !

    Si mon mal se résigne,
    Si j'ai jamais quelque or,
    Choisirai-je le Nord
    Ou le Pays des Vignes ?...
    #NOM?

    Puisque c'est pure perte !
    Et si je redeviens
    Le voyageur ancien
    Jamais l'auberge verte
    Ne peut bien m'être ouverte.



    5. CONCLUSION
    Les pigeons qui tremblent dans la prairie,
    Le gibier, qui court et qui voit dans la nuit,
    Les bêtes des eaux, la bête asservie,
    Les derniers papillons !... ont soif aussi.

    Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
    - Oh ! favorisé de ce qui est frais !
    Expirer en ces violettes humides
    Dont les aurores chargent ces forêts ?

    Mai 1872.






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    Bonne pensée du matin


    A quatre heures du matin, l'été,
    Le Sommeil d'amour dure encore.
    Sous les bosquets l'aube évapore
    L'odeur du soir fêté.

    Mais là-bas dans l'immense chantier
    Vers le soleil des Hespérides,
    En bras de chemise, les charpentiers
    Déjà s'agitent.

    Dans leur désert de mousse, tranquilles,
    Ils préparent les lambris précieux
    Où la richesse de la ville
    Rira sous de faux cieux.

    Ah ! pour ces Ouvriers charmants
    Sujets d'un roi de Babylone,
    Vénus ! laisse un peu les Amants,
    Dont l'âme est en couronne.

    O Reine des Bergers !
    Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
    Pour que leurs forces soient en paix
    En attendant le bain dans la mer, à midi.

    Mai 1872.




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    FÊTES DE LA PATIENCE



    Bannières de mai


    Aux branches claires des tilleuls
    Meurt un maladif hallalli.
    Mais des chansons spirituelles
    Voltigent parmi les groseilles.
    Que notre sang rie en nos veines,
    Voici s'enchevêtrer les vignes
    Le ciel est joli comme un ange,
    L'azur et l'onde communient.
    Je sors. Si un rayon me blesse
    Je succomberai sur la mousse.

    Qu'on patiente et qu'on s'ennuie
    C'est trop simple. Fie de mes peines.
    Je veux que l'été dramatique
    Me lie à son char de fortune.
    Que par toi beaucoup, ô Nature,
    - Ah moins seul et moins nul ! - je meure.
    Au lieu que les Bergers, c'est drôle,
    Meurent à peu près par le monde.

    Je veux bien que les saisons m'usent.
    A toi, Nature, je me rends ;
    Et ma faim et toute ma soif.
    Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
    Rien de rien ne m'illusionne ;
    C'est rire aux parents, qu'au soleil,
    Mais moi je ne veux rire à rien ;
    Et libre soit cette infortune.

    Mai 1872.




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    Chanson de la plus haute tour

    Oisive jeunesse
    A tout asservie,
    Par délicatesse
    J'ai perdu ma vie.
    Ah ! Que le temps vienne
    Où les coeurs s'éprennent.

    Je me suis dit : laisse,
    Et qu'on ne te voie :
    Et sans la promesse
    De plus hautes joies.
    Que rien ne t'arrête,
    Auguste retraite.

    J'ai tant fait patience
    Qu'à jamais j'oublie ;
    Craintes et souffrances
    Au cieux sont parties.
    Et la soif malsaine
    Obscurcit mes veines.

    Ainsi la Prairie
    A l'oubli livrée,
    Grandie, et fleurie
    D'encens et d'ivraies
    Au bourdon farouche
    De cent sales mouches.

    Ah ! Mille veuvages
    De la si pauvre âme
    Qui n'a que l'image
    De la Notre-Dame !
    Est-ce que l'on prie
    La Vierge Marie ?

    Oisive jeunesse
    A tout asservie,
    Par délicatesse
    J'ai perdu ma vie.
    Ah ! Que le temps vienne
    Où les coeurs s'éprennent !

    Mai 1872.




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    L'éternité

    Elle est retrouvée.
    Quoi ? - L'Eternité.
    C'est la mer allée
    Avec le soleil.

    Ame sentinelle,
    Murmurons l'aveu
    De la nuit si nulle
    Et du jour en feu.

    Des humains suffrages,
    Des communs élans
    Là tu te dégages
    Et voles selon.

    Puisque de vous seules,
    Braises de satin,
    Le Devoir s'exhale
    Sans qu'on dise : enfin.

    Là pas d'espérance,
    Nul orietur,
    Science avec patience,
    Le supplice est sûr.

    Elle est retrouvée.
    Quoi ? - L'Eternité.
    C'est la mer allée
    Avec le soleil.

    Mai 1872.




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    Âge d'or


    Quelqu'une des voix
    Toujours angélique
    - Il s'agit de moi -
    Vertement s'explique :

    Ces mille questions
    Qui se ramifient
    N'amènent, au fond,
    Qu'ivresse et folie ;

    Reconnais ce tour
    Si gai, si facile :
    Ce n'est qu'onde, flore,
    Et c'est ta famille !

    Puis elle chante. O
    Si gai, si facile,
    Et visible à l'oeil nu...
    - Je chante avec elle, -

    Reconnais ce tour
    Si gai, si facile,
    Ce n'est qu'onde, flore,
    Et c'est ta famille !...etc...

    Et puis une Voix
    - Est-elle angélique ! -
    Il s'agit de moi,
    Vertement s'explique ;

    Et chante à l'instant
    En soeur des haleines :
    D'un ton Allemand,
    Mais ardente et pleine :

    Le monde est vicieux ;
    Si cela t'étonne !
    Vis et laisse au feu
    L'obscure infortune.

    O ! joli château !
    Que ta vie est claire !
    De quel Age es-tu,
    Nature princière
    De notre grand frère ! etc...

    Je chante aussi, moi :
    Multiples soeurs ! Voix
    Pas du tout publiques !
    Environnez-moi
    De gloire pudique...etc...

    Juin 1872.




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    Jeune ménage


    La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin,
    Pas de place : des coffrets et des huches !
    Dehors le mur est plein d'aristoloches
    Où vibrent les gencives des lutins.

    Que ce sont bien intrigues de génies
    Cette dépense et ces désordres vains !
    C'est la fée africaine qui fournit
    La mûre, et les résilles dans les coins.

    Plusieurs entrent, marraines mécontentes,
    En pans de lumière dans les buffets,
    Puis y restent ! le ménage s'absente
    Peu sérieusement, et rien ne se fait.

    Le marié a le vent qui le floue
    Pendant son absence, ici, tout le temps.
    Même des esprits des eaux, malfaisants
    Entrent vaguer aux sphères de l'alcôve.

    La nuit, l'amie oh ! la lune de miel
    Cueillera leur sourire et remplira
    De mille bandeaux de cuivre le ciel.
    Puis ils auront affaire au malin rat.

    - S'il n'arrive pas un feu follet blême,
    Comme un coup de fusil, après des vêpres.
    - O spectres saints et blancs de Bethléem,
    Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !

    27 juin 1872.




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    Bruxelles


    Juillet, Boulevard du Régent.

    Plates-bandes d'amarantes jusqu'à
    L'agréable palais de Jupiter.
    - Je sais que c'est Toi qui, dans ces lieux,
    Mêles ton Bleu presque de Sahara !

    Puis, comme rose et sapin du soleil
    Et liane ont ici leur jeux enclos,
    Cage de la petite veuve !...
    Quelles
    Troupes d'oiseaux, ô iaio, iaio !...

    - Calmes maisons, anciennes passions !
    Kiosque de la Folle par affection.
    Après les fesses des rosiers, balcon
    Ombreux et très bas de la Juliette.

    - La Juliette, ça rappelle l'Henriette,
    Charmante station du chemin de fer,
    Au coeur d'un mont, comme au fond d'un verger
    Où mille diables bleus dansent dans l'air !

    Banc vert où chante au paradis d'orage,
    Sur la guitare, la blanche Irlandaise.
    Puis, de la salle à manger guyanaise,
    Bavardage des enfants et des cages.

    Fenêtre du duc qui fais que je pense
    Au poison des escargots et du buis
    Qui dort ici-bas au soleil.
    Et puis
    C'est trop beau ! trop ! Gardons notre silence.

    - Boulevard sans mouvement ni commerce,
    Muet, tout drame et toute comédie,
    Réunion des scènes infinie,
    Je te connais et t'admire en silence.

    Est-elle almée ?...

    Est-elle almée ?... aux premières heures bleues
    Se détruira-t-elle comme les fleurs feues...
    Devant la splendide étendue où l'on sente
    Souffler la ville énormément florissante !

    C'est trop beau ! c'est trop beau ! mais c'est nécessaire
    - Pour la Pêcheuse et la chanson du Corsaire,
    Et aussi puisque les derniers masques crurent
    Encore aux fêtes de nuit sur la mer pure !

    Juillet 1872.




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    Fêtes de la faim


    Ma faim, Anne, Anne,
    Fuis sur ton âne.

    Si j'ai du goût, ce n'est guères
    Que pour la terre et les pierres
    Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! je pais l'air,
    Le roc, les Terres, le fer.

    Tournez, les faims ! paissez, faims,
    Le pré des sons !
    L'aimable et vibrant venin
    Des liserons ;

    Les cailloux qu'un pauvre brise,
    Les vieilles pierres d'églises,
    Les galets, fils des déluges,
    Pains couchés aux vallées grises !

    Mes faims, c'est les bouts d'air noir ;
    L'azur sonneur ;
    - C'est l'estomac qui me tire.
    C'est le malheur.

    Sur terre ont paru les feuilles :
    Je vais aux chairs de fruits blettes,
    Au sein du sillon je cueille
    La doucette et la violette.

    Ma faim, Anne, Anne !
    Fuis sur ton âne.

    Août 1872.




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    Qu'est-ce pour nous...


    Qu'est-ce pour nous, mon coeur, que les nappes de sang
    Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
    De rage, sanglots de tout enfer renversant
    Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris ;

    Et toute vengeance ? Rien !... - Mais si, toute encor,
    Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats :
    Périssez ! puissance, justice, histoire : à bas !
    Ca nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

    Tout à la guerre de la vengeance, à la terreur,
    Mon esprit ! Tournons dans la morsure : Ah ! passez,
    Républiques de ce monde ! Des empereurs,
    Des régiments, des colons, des peuples, assez !

    Qui remuerait les tourbillons de feu furieux,
    Que nous et ceux que nous nous imaginons frères ?
    A nous, romanesques amis : ça va nous plaire.
    Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux !

    Europe, Asie, Amérique, disparaissez.
    Notre marche vengeresse a tout occupé,
    Cités et campagnes ! - Nous serons écrasés !
    Les volcans sauteront ! Et l'Océan frappé...

    Oh ! mes amis ! - Mon coeur, c'est sûr, ils sont des frères :
    Noirs inconnus, si nous allions ! Allons ! allons !
    O malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
    Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond.

    Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.




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    Entends comme brame...


    Entends comme brame
    près des acacias
    en avril la rame
    viride du pois !

    Dans sa vapeur nette,
    vers Phoebé ! tu vois
    s'agiter la tête
    de saints d'autrefois...

    Loin des claires meules
    des caps, des beaux toits,
    ces chers Anciens veulent
    ce philtre sournois...

    Or ni fériale
    ni astrale ! n'est
    la brume qu'exhale
    ce nocturne effet.

    Néanmoins ils restent,
    - Sicile, Allemagne,
    dans ce brouillard triste
    et blêmi, justement !




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    Michel et Christine


    Zut alors, si le soleil quitte ces bords !
    Fuis, clair déluge ! voici l'ombre des routes
    Dans les saules, dans la vieille cour d'honneur,
    L'orage d'abord jette ses larges gouttes.

    O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds,
    Des aqueducs, des bruyères amaigries,
    Fuyez ! plaine, déserts, prairie, horizons
    Sont à la toilette rouge de l'orage !

    Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre,
    Fuyez l'heure des éclairs supérieurs ;
    Blond troupeau, quand voici nager ombre et soufre,
    Tâchez de descendre à des retraits meilleurs.

    Mais moi, Seigneur ! voici que mon esprit vole,
    Après les cieux glacés de rouge, sous les
    Nuages célestes qui courent et volent
    Sur cent Solognes longues comme un railway.

    Voilà mille loups, mille graines sauvages
    Qu'emporte, non sans aimer les liserons,
    Cette religieuse après-midi d'orage
    Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront !

    Après le clair de lune ! partout la lande,
    Rougissant leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers
    Chevauchent lentement leurs pâles coursiers !
    Les cailloux sonnent sous cette fière bande !

    Et verrai-je le bois jaune et le val clair,
    L'Epouse aux yeux bleus, l'homme au front rouge, ô Gaule,
    Et le blanc Agneau Pascal, à leurs pieds chers,
    - Michel et Christine, - et Christ ! fin de l'Idylle.




    --------------------------------------------------------------------------------

    Honte


    Tant que la lame n'aura
    Pas coupé cette cervelle,
    Ce paquet blanc, vert et gras,
    A vapeur jamais nouvelle,

    (Ah ! Lui, devrait couper son
    Nez, sa lèvre, ses oreilles,
    Son ventre ! et faire abandon
    De ses jambes ! ô merveille !)

    Mais, non ; vrai, je crois que tant
    Que pour sa tête la lame,
    Que les cailloux pour son flanc,
    Que pour ses boyaux la flamme,

    N'auront pas agi, l'enfant
    Gêneur, la si sotte bête,
    Ne doit cesser un instant
    De ruser et d'être traître,

    Comme un chat des Monts-Rocheux,
    D'empuantir toutes sphères !
    Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu !
    S'élève quelque prière !




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    Mémoire
    I
    L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
    L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
    la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
    sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

    l'ébat des anges ; - Non... le courant d'or en marche,
    meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
    sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
    pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.
    II
    Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !
    L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
    Les robes vertes et déteintes des fillettes
    font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.

    Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière,
    le souci d'eau - ta foi conjugale, ô l'Epouse ! -
    au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
    au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.
    III
    Madame se tient trop debout dans la prairie
    prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
    aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle ;
    des enfants lisant dans la verdure fleurie

    leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
    mille anges blancs qui se séparent sur la route,
    s'éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
    froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !
    IV
    Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
    Or des lunes d'avril au coeur du saint lit ! Joie
    des chantiers riverains à l'abandon, en proie
    aux soirs d'août qui faisaient germer ces pourritures !

    Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
    des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
    Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
    un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.
    V
    Jouet de cet oeil d'eau morne, je n'y puis prendre,
    ô canot immobile ! oh! bras trop courts ! ni l'une
    ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
    là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.

    Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
    Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
    Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
    Au fond de cet oeil d'eau sans bords, - à quelle boue ?




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    O saisons, ô châteaux...


    O saisons, ô châteaux,
    Quelle âme est sans défauts ?

    O saisons, ô châteaux,

    J'ai fait la magique étude
    Du Bonheur, que nul n'élude.

    O vive lui, chaque fois
    Que chante son coq gaulois.

    Mais ! je n'aurai plus d'envie,
    Il s'est chargé de ma vie.

    Ce Charme ! il prit âme et corps,
    Et dispersa tous efforts.

    Que comprendre à ma parole ?
    Il fait qu'elle fuie et vole !

    O saisons, ô châteaux !

    Et, si le malheur m'entraîne,
    Sa disgrâce m'est certaine.

    Il faut que son dédain, las !
    Me livre au plus prompt trépas !

    - O Saisons, ô Châteaux !




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    Le loup criait...


    Le loup criait sous les feuilles
    En crachant les belles plumes
    De son repas de volailles :
    Comme lui je me consume.

    Les salades, les fruits
    N'attendent que la cueillette;
    Mais l'araignée de la haie
    Ne mange que des violettes.

    Que je dorme ! que je bouille
    Aux autels de salomon.
    Le bouillon court sur la rouille,
    Et se mêle au Cédron.



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    Rêve


    On a faim dans la chambrée -
    C'est vrai...
    Emanations, explosions. Un génie :
    "Je suis le gruère ! -
    Lefêbvre : Keller !"""
    Le génie : "Je suis le Brie ! -
    Les soldats coupent sur leur pain :
    "C'est la vie !
    Le génie. - Je suis le Roquefort !"
    - "Ca s'ra not' mort !...
    Je suis le gruère
    Et le Brie !... etc.



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    Valse


    On nous a joints, Lefêbvre et moi, etc.




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    LES ILLUMINATIONS

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    Après le déluge

    Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise,
    Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
    Oh les pierres précieuses qui se cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà.
    Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
    Le sang coula, chez Barbe-Bleue, - aux abattoirs, - dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
    Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.
    Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
    Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée. Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
    Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.
    Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, - et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.
    - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerre, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
    Car depuis qu'ils se sont dissipés, - oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.



    --------------------------------------------------------------------------------

    Enfance, I

    Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.
    A la lisière de la forêt - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.
    Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes, noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés - jeunes mères et grandes soeurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses.
    Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher coeur".



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    Enfance, II

    C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers. - La jeune maman trépassée descend le perron. - La calèche du cousin crie sur le sable. - Le petit frère - (il est aux Indes) là, devant le couchant, sur le pré d'oeillets. - Les vieux qu'on a enterrés tout droits dans le remparts aux giroflées.
    L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. - On suit la route rouge pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. - Le curé aura emporté la clef de l'église. - Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes. D'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans.
    Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L'écluse est levée. O les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.
    Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes.




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    Enfance, III

    Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
    Il y a une horloge qui ne sonne pas.
    Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
    Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
    Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
    Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
    Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse.




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    Enfance, IV

    Je suis le saint, en prière sur la terrasse, - comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine.
    Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
    Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.
    Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel.
    Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.




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    Enfance, V

    Qu'on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief - très loin sous terre.
    Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.
    A une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
    Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
    Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?




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    Conte

    Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.
    Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. - Les femmes réapparurent.
    Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. - Tous le suivaient.
    Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. - La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.
    Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la
    cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.
    Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe ! d'un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.
    Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince.
    La musique savante manque à notre désir.




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    Parade

    Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes
    mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! - Il y a quelques jeunes, - comment regarderaient-ils Chérubin ? - pourvus de voix effrayantes et quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
    O le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentos, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
    J'ai seul la clef de cette parade sauvage.



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    Antique

    Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton coeur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.



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    Being beauteous

    Devant une neige un Etre de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourd font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.


    ***
    O la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! Le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger !






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    Vies, I

    O les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu'a-t-on fait du brahmane qui m'expliqua les Proverbes ? D'alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. - Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée - Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J'observe l'histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?




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    Vies, II

    Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. A présent, gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage ou de l'arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m'empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l'air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en oeuvre, et que d'ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, - j'attends de devenir un très méchant fou.




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    Vies, III

    Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde, j'ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j'ai appris l'histoire. A quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m'a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense oeuvre et passé mon illustre retraite. J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions.




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    Départ

    Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
    Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
    Assez connu. Les arrêts de la vie. - O Rumeurs et Visions !
    Départ dans l'affection et le bruit neufs !




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    Royauté

    Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !" "Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.
    En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.




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    A une raison

    Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
    Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
    Ta tête se détourne : le nouvel amour !
    Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
    Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps, te chantent ces enfants. "Elève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos voeux" on t'en prie.
    Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.




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    Matinée d'ivresse

    O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'oeuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira pas eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. O maintenant, nous si digne de ces
    tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette
    démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, - cela finit par une débandade de parfums.
    Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
    Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
    Voici le temps des ASSASSINS.




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    Phrases

    Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, - en une plage pour deux enfants fidèles, - en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
    Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", - et je suis à vos genoux.
    Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, - que je sois celle qui sait vous garrotter, - je vous étoufferai.


    ***
    Quand nous somme très forts, - qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous ?
    Parez-vous, dansez, riez. - Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre.



    ***
    - Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manoeuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.



    ***
    Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies, - le saccage des promenades, - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?



    ***
    J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.



    ***
    Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?



    ***
    Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.



    ***
    Avivant un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. - Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines !






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    Ouvriers

    O cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d'indigents absurdes, notre jeune misère.
    Henrika avait une jupe de coton à carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C'était bien plus triste qu'un deuil. Nous faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.
    Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même point que moi. Dans une flache laissée par l'inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.
    La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. O l'autre monde, l'habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d'été, l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l'été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image.


     

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    Les ponts

    Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. - Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.




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    Ville

    Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon, - notre ombre des bois, notre nuit d'été ! - des Erinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon coeur puisque tout ici ressemble à ceci, - la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.




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    Ornières

    A droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d'animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; - vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d'enfants attifés pour une pastorale suburbaine. Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.




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    Villes

    Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, - la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver.
    Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?




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    Vagabonds

    Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! "Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage." Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.
    Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.
    Après cette distraction vaguement hygiénique, je m'étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, - tel qu'il se rêvait ! - et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.
    J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, - et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.




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    Villes: L'acropole officielle...

    L'acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d'exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l'éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d'énormité singulier toutes les merveilles classiques de l'architecture. J'assiste à des expositions de peinture dans les locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j'ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas et j'ai tremblé à l'aspect de colosses des gardiens et officiers de constructions. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on a évincé les clochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d'acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.
    Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C'est le prodige dont je n'ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l'acropole ? Pour l'étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d'un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d'un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge : on sert des boissons polaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. A l'idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu'il y a une police, mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d'ici.
    Le faubourg aussi élégant qu'une belle rue de Paris est favorisé d'un air de lumière. L'élément démocratique compte quelque cent âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le "Comté" qui remplit l'occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu'on a créée.




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    Veillées
    I

    C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
    C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
    C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
    L'air et le monde point cherchés. La vie.
    - Etait-ce donc ceci ?
    #NOM?

    II

    L'éclairage revient à l'arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d'accidences géologiques. - Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.

    III

    Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.
    La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie.
    Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.
    ....

    La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.



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    Mystique

    Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d'acier et d'émeraude.
    Des prés de flammes bondissent jusqu'au sommet du mamelon. A gauche le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l'arête de droite la ligne des orients, des progrès.
    Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines.
    La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus comme un panier, contre notre face, et fait l'abîme fleurant et bleu là-dessous.




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    Aube

    J'ai embrassé l'aube d'été.
    Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
    La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
    Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
    Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
    En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
    Au réveil il était midi.




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    Fleurs

    D'un gradin d'or, - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, - je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures.
    Des pièces d'or jaune semées sur l'agate, des piliers d'acajou supportant un dôme d'émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d'eau.
    Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.




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    Nocturne vulgaire

    Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, - brouille le pivotement des toits rongés, - disperse les limites des foyers, - éclipse les croisées. - Le long de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille, - je suis descendu dans ce carrosse dont l'époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés - Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins. - Un vert et un bleu très foncés envahissent l'image. Dételage aux environs d'une tache de gravier.
    - Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes, - et les Solymes, - et les bêtes féroces et les armées, - (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
    - Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...
    #NOM?




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    Marine

    Les chars d'argent et de cuivre -
    Les proues d'acier et d'argent -
    Battent l'écume, -
    Soulèvent les souches des ronces -
    Les courants de la lande,
    Et les ornières immenses du reflux,
    Filent circulairement vers l'est,
    Vers les piliers de la forêt, -
    Vers les fûts de la jetée,
    Dont l'angle est heurté par des
    tourbillons de lumière.



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    Fête d'hiver

    La cascade sonne derrière les huttes d'opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, - les verts et les rouges du couchant. Nymphes d'Horace coiffées au Premier Empire, - Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher.




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    Angoisse

    Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, - qu'une fin aisée répare les âges d'indigence, - qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale.
    ( O palmes ! diamant ! - Amour, force ! - plus haut que toutes joies et gloires ! - de toutes façons, partout, - Démon, dieu, - Jeunesse de cet être-ci ; moi ! )
    Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchises première ?...
    Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles.
    Rouler aux blessures, par l'air lassant et la mer : aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.




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    Métropolitain

    Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes famille pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. - La ville !
    Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire qui puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. - La bataille !
    Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l'ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière : les crânes lumineux dans les plants de pois - et les autres fantasmagories - La campagne.
    Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait coeurs et soeurs, Damas damnant de longueur, - possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens - et il y a des auberges qui pour toujours n'ouvrent déjà plus - il y a des princesses, et si tu n'es pas trop accablé, l'étude des astres - Le ciel.
    Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, - ta force.




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    Barbare

    Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
    Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas. )
    Remis des vieilles fanfares d'héroïsme - qui nous attaquent encore le coeur et la tête - loin des anciens assassins -
    Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques : (elles n'existent pas)
    Douceurs !
    Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, - Douceurs ! - les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le coeur terrestre éternellement carbonisé pour nous. - O monde ! -
    (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
    Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
    O Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, - ô douceurs ! - et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.
    Le pavillon...



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    Solde

    A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n'ont goûté, ce qu'ignorent l'amour maudit et la probité infernale des masses : ce que le temps ni la science n'ont pas à reconnaître :
    Les voix reconstituées ; l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées ; l'occasion, unique, de dégager nos sens !
    A vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !
    A vendre l'anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !
    A vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font !
    A vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate,
    Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, - et ses secrets affolants pour chaque vice - et sa gaîté effrayante pour la foule -
    A vendre les Corps, les voix, l'immense opulence inquestionable, ce qu'on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n'ont pas à rendre leur commission de si
    tôt !



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    Fairy

    Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d'amours morts et de parfums affaissés.
    - Après le moment de l'air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l'écho des vals, et des cris des steppes. -
    Pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres - et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.
    Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l'heure uniques.




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    Guerre

    Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s'émurent. - A présent, l'inflexion éternelle des moments et l'infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l'enfance étrange et des affections énormes. - Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue.
    C'est aussi simple qu'une phrase musicale.



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    Jeunesse

    I

    Dimanche

    Les calculs de côté, l'inévitable descente du ciel et la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l'esprit.
    - Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. Les desperadoes languissent après l'orage
    Reprenons l'étude au bruit de l'oeuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses.

    II

    Sonnet

    Homme de constitution ordinaire, la chair
    n'était-elle pas un fruit pendu dans le verger ; - ô
    journées enfantes ! - le corps un trésor à prodiguer ; - ô
    aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre
    avait des versants fertiles en princes et en artistes
    et la descendance et la race vous poussaient aux
    crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre
    péril. Mais à présent, ce labeur comblé, - toi, tes calculs,
    - toi, tes impatiences - ne sont plus que votre danse et
    votre voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double
    événement d'invention et de succès + une raison,
    - en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers,
    sans images ; - la force et le droit réfléchissent la
    danse et la voix à présent seulement appréciées.

    III

    Vingt ans

    Les voix instructives exilées... L'ingénuité physique amèrement rassise... - Adagio - Ah! l'égoïsme infini de l'adolescence, l'optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet
    été ! Les airs et les formes mourant... - Un choeur, pour calmer l'impuissance et l'absence ! Un choeur de verres, de mélodies nocturnes... En effet les nerfs vont vite chasser.

    IV

    Tu es encore à la tentation d'Antoine. L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi.
    Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.




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    Promontoire

    L'aube d'or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l'Epire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l'Arabie ! Des fanums qu'éclaire la rentrée des théories, d'immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d'une Venise louche ; de molles éruptions d'Etnas et des crevasses de fleurs et d'eaux des glaciers ; des lavoirs entourés de peupliers d'Allemagne ; des talus de parcs singuliers pendant des têtes d'Arbre du Japon ; les façades circulaires des "Royal" ou des "Grand" de Scarbro ou de Brooklyn ; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel, choisies dans l'histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique et de l'Asie, dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles - qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, - et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire.



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    Scènes

    L'ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles :
    Des boulevards de tréteaux.
    Un long pier en bois d'un bout à l'autre d'un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés.
    Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles.
    Des oiseaux de mystères s'abattent sur un ponton de maçonnerie mû par l'archipel couvert des embarcations des spectateurs.
    Des scène lyriques accompagnées de flûte et de tambour s'inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l'Orient ancien.
    La féerie manoeuvre au sommet d'un amphithéâtre couronné par les taillis, - ou s'agite et module pour les Béotiens, dans l'ombre des futaies mouvantes sur l'arête des cultures.
    L'opéra-comique se divise sur une scène à l'arête d'intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux.



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    Soir historique

    En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d'un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l'étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d'harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.
    Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goûte sur les tréteaux de gazon. Et l'embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !
    A sa vision esclave, - l'Allemagne s'échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s'éclairent - les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire ; par les escaliers et les fauteuils de rois, un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.
    La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu'il n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.
    Non ! - Le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller. - Cependant ce ne sera point un effet de légende !



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    Bottom

    La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, - je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris bleu s'essorant vers les moulures du plafond et traînant l'aile dans les ombres de la soirée.
    Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d'oeuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles.
    Tout se fait ombre et aquarium ardent.
    Au matin, - aube de juin batailleuse, - je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu'à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.




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    H

    Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d'Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d'une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l'ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. - O terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l'hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.




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    Mouvement

    Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
    Le gouffre à l'étambot,
    La célérité de la rampe,
    L'énorme passade du courant
    Mènent par les lumières inouïes
    Et la nouveauté chimique
    Les voyageurs entourés des trombes du val
    Et du strom.

    Ce sont les conquérants du monde
    Cherchant la fortune chimique personnelle ;
    Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
    Ils emmènent l'éducation
    Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau
    Repos et vertige
    A la lumière diluvienne,
    Aux terribles soirs d'étude.

    Car de la causerie parmi les appareils, - le sang, les fleurs, le feu, les bijoux -
    Des comptes agités à ce bord fuyard,
    - On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
    Monstrueux, s'éclairant sans fin, - leur stock d'études ; -
    Eux chassés dans l'extase harmonique,
    Et l'héroïsme de la découverte.

    Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
    Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
    - Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? -
    Et chante et se poste.




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    Dévotion

    A ma soeur Louise Vanaen de Voringhem : - Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. - Pour les naufragés.
    A ma soeur Léonie Aubois d'Ashby. Baou. - l'herbe d'été bourdonnante et puante. - Pour la fièvre des mères et des enfants.
    A Lulu, - démon - qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! A madame***.
    A l'adolescent que je fus. A ce saint vieillard, ermitage ou mission.
    A l'esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.
    Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu'il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.
    Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, - (son coeur ambre et spunk), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.
    A tout prix et avec tous les airs, même dans les voyages métaphysiques. - Mais plus alors.




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    Démocratie

    "Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
    Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques. "
    "Aux pays poivrés et détrempés ! - au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
    Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route !"" "




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    Génie

    Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
    Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuses et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
    Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
    Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
    O ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
    O fécondité de l'esprit et immensité de l'univers !
    Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
    Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
    Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
    Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
    O lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
    O monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
    Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.




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