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        Nous vivons dans une culture qui entend avoir dépassé le stade du mythe, nous pensons pouvoir ignorer la représentation mythique parce que la représentation objective de la science moderne nous en a débarrassé. Claude Lévi-Strauss écrit dans ce sens : pendant des millénaires, le mythe a été un certain mode de construction intellectuelle... Mais, dans notre civilisation, à une époque qui se situe vers le XVII ème, avec le début de la pensée scientifique -Bacon, Descartes et quelques autres-, le mythe est mort ou, à tout le moins, il a passé à l'arrière-plan comme type de construction intellectuelle ».

        Mais est-ce bien sûr? Avons-nous vraiment franchi une étape qui serait celle du "stade du mythe ?" Nos mythes sont peut-être seulement différents des mythes anciens, cela ne veut pas dire que le mythe ait perdu sa place dans notre pensée. Prenons par exemple ces mythes recréés par l’imaginaire contemporain. Par exemple le mythe de la « belle époque » désigne les années 1900. Nous vivons avec des images mythiques, au point de parfois nous cacher la réalité. A. Sauvy le dit de manière abrupte : « Après la guerre, a été créé le mythe réactionnaire et bêtifiant de la "Belle époque". Les jeunes ont été incités à croire que ce fut un temps de fêtes, autour de la place Pigalle. Il n'était pas question des 100 000 vagabonds ou mendiants qui traînaient dans Paris, de la mortalité infantile 6 fois plus forte que l'actuelle, de la semaine de 60 heures, sans congés, sans sécurité sociale, non plus que du taudis et de l'expulsion avec saisie des meubles (sauf le lit, par mesure... d'humanité).» Il est facile de reconstruire le passé sous une forme mythique. C'est ce à quoi s'emploie par exemple le cinéma.

        Pourquoi le mythe est-il toujours présent dans l’opinion ? Quel statu lui conférer? En toute rigueur, devons-nous bannir le mythe d’une représentation philosophique du monde ? La philosophie se construit-elle contre la représentation mythique du monde ? La science et la philosophie exclut-elle vraiment une représentation mythique du monde? N’y a-t-il pas une mythologie issue de la science ?

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    A. La représentation mythique

        Dans un premier temps, il est indispensable de préciser ce qu’est un mythe dans les deux sens du mot.

        a) Un mythe est un récit qui met en scène les forces de la Nature, sous la forme de dieux ou de héros. Le mythe se situe dans une dimension intemporelle, celle de l’Origine des choses, avant la naissance du temps historique. Le mythe diffère de la fable. La fable est une histoire qui aboutit à une morale. Le mythe n’est pas construit pour aller vers une morale à recevoir, il reste ouvert à toute interprétation. Mircéa Eliade en donne cette définition : « Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence … C’est donc toujours le récit d’une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être ». (texte)

        b) Cependant, le sens originel du mythe s’est affaibli et modifié dans les temps modernes. On a fini par appeler mythe toute construction imaginaire ayant un temps soit peu le support de la conscience collective et servant de référence pour penser ses idéaux et se reconnaître elle-même. C'est ce que nous nommerons le mythe sociologique. Il est alors très voisin, souvent confondu avec la notion d’illusion et il devient un terme péjoratif. On a construit de toute pièce le « mythe de la belle époque » disions-nous pour qualifier une période de l’histoire qui nous fascine et qui sert de valeur refuge à l’imagination : « en ce temps là, il y avait de belles voitures, les femmes fumaient des cigarettes avec un porte cigarette, on dansait au rythme du charleston »… ! De la même manière on a construit le « mythe du miracle grec » en idéalisant une période de la Grèce antique. De nos jours, il suffit qu’une célébrité ait un destin tragique pour qu’elle soit transformée en mythe. On a parlé du « mythe Elvis Presley », ou du « mythe John Lennon ». Ainsi la vie historique d’un homme ou d’une femme, devient légende, et de légende, entre dans le mythe. Ce n’est plus un homme ou une femme, c’est un héros, un archétype, un modèle. Sa vie n’est plus de part en part historique, elle devient symbolique de ce que nous pouvons reconnaître en elle à titre d'idéaux et de valeurs.

        L’analyse du mythe nous renvoie directement à la nature de l’imagination, et plus exactement, à l’imaginaire collectif. Dire que le mythe est un récit est donc insuffisant, ce n’est pas un récit historique, mais plutôt une fresque imaginative, à l’image du conte fantastique pour les enfants. Il a les qualités qui tiennent aux splendeurs de l’imaginaire : il est coloré, évocateur, pathétique, il frappe l’imagination, la nourrit ; il donne un élan à la pensée qui lui permet d’aller au-delà du monde trivial dans lequel nous vivons. Le mythe délivre aussi des réponses à des questions de sens et il accrédite des opinions arrêtées. Le mythe séduit tout de suite car il se range dans l’opinion ; et une pensée qui en reste à l’opinion se contente d’explications arrêtées, sans se poser de questions et que justement le mythe prend la forme d’une pensée définitive.

        Prenons l’exemple du mythe de la genèse qui permet d’interpréter le travail et la souffrance de la femme en couche. Il y est raconté qu’Adam et Eve, tentés par le démon, commettent le péché de goûter aux fruits de l’arbre de la connaissance. Le serpent parvient à tenter Eve et celle-ci persuade Adam de goûter aux fruits. Dieu se met en colère. C’est La Faute. Adam et Eve sont châtiés, ainsi que tous leurs descendants humains, donc le genre humain. Leur punition est d’être chassés du paradis céleste. Leur châtiment sera pour l’homme de travailler à la sueur de son front et pour la femme d’enfanter dans la douleur. Ainsi s’explique dans la conscience religieuse la permanence de la malédiction du travail, la permanence de la malédiction de la souffrance de la femme.

        Quel est l’effet de cette représentation sur la conscience commune? Le mythe fournit une justification, une explication simple de ce qui est, sans recourir à des antécédents historiques précis. Il justifie la fatalité du travail, la fatalité de la douleur de l’enfantement, le mal. Il pose une croyance arrêtée, il donne un sens définitif, indiscutable à une nécessité, celle du travail, celle de la douleur, à la présence du mal. D'une certaine manière, le mythe rassure là où la conscience pourrait s’inquiéter. Il éloigne ce qui passerait pour une absurdité. Il donne la satisfaction de savoir pourquoi les choses sont ainsi et depuis toujours. Il rassure en posant que l’ordre des choses est éternel : « c’est comme cela, on ne peut rien y changer ». « Depuis l’Origine Dieu a voulu que ». Les hommes sont fautifs depuis le Péché originel, le travail doit les racheter. La femme est fautive par le Péché. Elle paye par la douleur de l’enfantement. « C’est comme çà » ! Cela ne se discute pas. Le mythe a bien un rôle. Il remplit une fonction dans la conscience collective. Il est là pour tisser dans l’imaginaire des assurances et suppléer au vide des angoisses éternelles ; il est là pour donner des réponses définitives à des questions qui restent sans réponse. Il donne la parole à des croyances pour répondre aux questions les plus graves : la présence du mal, de la souffrance, la mort, le destin de l’âme, le sens de la Vie, l’existence et la nature de Dieu etc. Son contenu suffit amplement à tous ceux qui surtout ne veulent pas interroger, mais se contenter des réponses qui ont reçu le sacre de la tradition.

        Au fond, le mythe permet de répondre par avance à des interrogations philosophiques fondamentales... sans se les poser philosophiquement. Il donne une interprétation de la réalité qui va de soi pour celui qui y croit. Il permet d’éviter de se poser des questions, en ouvrant une interrogation sur la complexité de l’Être. Il supprime l’étonnement devant ce qui est. Parce que l’interprétation mythique se situe hors du temps, elle ne laisse pas non plus prise à une mise en question historique : ce n’est pas parce que l’on s’est représenté le travail comme une fatalité à une époque qu’il doit toujours en être ainsi. Ce n’est pas parce que la religion chrétienne à sacralisé la douleur, qu’il faut pour autant refuser à la femme qui accouche une anesthésie locale. Il faut tout de même savoir qu’effectivement, jusqu’au début du XX ème siècle, on a regardé de travers les tentatives de soulager la douleur. Toujours cet arrière fond mythique issu de la religion. Un esprit trop soumis à une interprétation mythique du monde est enclin au fatalisme. Il vit dans l’universelle répétition du rite, il ne peut aisément envisager un changement créateur. Il est par avance plutôt confiné dans l’immobilisme de la tradition. Il ne conçoit pas de révolution. Il est plutôt conservateur, puisqu’il ne conçoit le présent qu’en fonction du passé, qu’en fonction d’une répétition immémoriale de ce qui a toujours été fait. En bref, il ne conçoit pas la Durée comme créatrice, mais le Temps comme une répétition indéfinie du Même. Si la pensée mythique tend à confiner l’intelligence dans l’opinion traditionnelle, elle nourrit aussi la croyance, elle entretient de soi-disant évidences qu’il suffit de répéter. Il n’y a plus rien à expliquer, rien à démontrer : le mythe raconte ce que l’opinion affirme. L’opinion confine la pensée dans le monologue ce que On dit depuis toujours, ce que la tradition raconte. Le mythe, comme unique contenu de la pensée, nourrit la soumission. Il n’y a en effet pour la pensée plus rien à chercher. Il suffit de croire. Aussi, une conscience qui vit sous l’empire d’une représentation mythique du monde ne peut elle en réalité se suffire à elle-même. Elle a besoin d’aller au-delà de ses limites et de son monologue, de rencontrer une pensée plus rationnelle, d’entrer en dialogue avec des mythes différents de ce qui lui ont été inculqués, en bref, d’avoir une ouverture à toutes les dimensions de la culture. Il est bon par exemple de voir que dans des cultures différentes de la nôtre, le travail et la souffrance, n’ont pas du tout été vus de la même manière que dans la culture judéo-chrétienne. Il est indispensable que la représentation mythique soit en dialogue avec un point de vue qui est celui de l’intelligence libre de toute autorité extérieure, de l’intelligence qui ne fait confiance qu’à la force de l’évidence et au poids des raisons. (texte)

        Ce qui explique pourquoi la pensée Moderne, qui a érigé la raison en autorité, a considéré l’interprétation mythique du monde comme un « stade archaïque » de l’humanité. Le mythe, vu sous cet angle, est une élaboration de la pensée qui reste très élémentaire. Il doit être dépassé. Ce dépassement n’est possible que si la pensée est éduquée dans une culture dont le fondement est philosophique et scientifique. Ainsi, l’idéologie des Lumières a combattu la superstition en faisant référence à un Idéal du savoir fondé non pas sur la croyance dans la religion, mais sur la rigueur et les conquêtes de la Raison. C’est aussi pourquoi justement nous restons fasciné par les grecs :- nous avons même inventé le mythe du miracle grec -, car les grecs ont accompli cette transition extraordinaire depuis une représentation mythique du Monde, vers une représentation philosophique et une représentation scientifique du Monde. « La naissance de la philosophie en Grèce, marquerait ainsi le début de la pensée scientifique, - on pourrait dire de la pensée tout court. Dans l’école de Milet, pour la première fois, le logos se serait libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux des aveugles ».

        La pensée grecque aurait donc brillamment illustré la conquête de la représentation par la raison, contre l’interprétation mythique traditionnelle. D’où encore toute cette idéologie qui a stimulé conquêtes et colonisation, que la raison devait sauver l’humanité de la représentation mythique du monde et de la superstition, apporter à des peuples traditionnels, (dites « cultures pré-scientifiques »), la véritable culture fondée sur la raison et dont l’ambassadrice est la science.

    B. Mythe et science

        Le mythe du miracle grec ne fait plus recette. Jean Pierre Vernant estime d’abord que la crise des fondements de la science physique a porté un rude coup à nos certitudes. D’autre part, l’ouverture que l’anthropologie structurale moderne nous a donnée, nous à obligé à relativiser notre propre civilisation. « Le contact avec les grandes civilisation spirituellement différentes de la nôtre, comme l’Inde et la Chine, a fait éclater le cadre de l’humanisme traditionnel. L’Occident ne peut plus aujourd’hui prendre sa pensée pour la pensée ».

        Peut-on encore croire que le savoir scientifique exclut toute représentation mythique ? La science peut-elle vraiment assumer en lieu et place le rôle de la représentation mythique ?

        1) C’est ce que la pensée scientiste du XIXème a effectivement cru. Au XIX ème siècle, on pensait détenir avec l’approche objective de la science, la seule démarche valide du savoir. Le modèle d'objectivité de la physique est devenu l’idéal d’une connaissance achevée. On pensait qu’il serait possible d’élever toutes les sciences au rang de la physique. Du coup, on regardait la pensée traditionnelle comme un mélange confus d’animisme, de mythes et de superstitions d’une humanité encore dans l’enfance, qu’il fallait amener à l’âge adulte. Ainsi est né le mythe du progrès soigneusement entretenu par le siècle du positivisme. La science, devenue l’idéologie nouvelle, succédant à la religion, devait remplacer la représentation mythique. Dans le même ordre idée, le marxisme prétendra supprimer le besoin de religion, (dite « opium du peuple »), en renversant l’opposition capital/prolétariat dans lequel le besoin de religion pouvait apparaître. Et effectivement, c’est une question que nous devons nous poser : dans un monde encadré par la techno-science, y a-t-il encore une place pour une représentation mythique du monde ?

        Dans le Discours sur l’Esprit positif Auguste Comte soutient une doctrine  - un exemple typique de philosophie de l’Histoire - selon laquelle l’humanité dans son développement devrait passer par trois stades : le stade théologique, le stade métaphysique, le stade positif. Le premier état est celui dans lequel la pensée « manifeste une prédilection caractéristique pour les questions les plus insolubles, sur les sujets les plus inaccessibles à toute investigation décisive ». Le tort de la pensée archaïque serait ainsi de poser des questions que la science ne peut résoudre, ces questions elles-mêmes devant être chassées de toute investigation scientifique. Le recourt du mythe à des représentations supposant des divinités de la Nature semble à A. Comte un délire de l’imagination. Le second état est encore un stade grégaire de la pensée. C’est l’état dans lequel succède à la représentation religieuse, la vision métaphysique. En gros, ce schéma traduirait le passage en Grèce d’Hésiode, des poètes présocratique à l’ère inaugurée par Socrate, Platon et Aristote. Pour Comte, la métaphysique pose elle aussi de mauvaises questions. Elle ose poser la question du « pourquoi ?» des choses, alors que la science selon Comte ne doit s’intéresser qu’à la question « comment ?». d’où des remarques d’un psychologisme hâtif du genre : « On peut donc finalement envisager l’état métaphysique comme une sorte de maladie chronique naturellement inhérente à notre évolution mentale, individuelle et collective,entre l’enfance et la virilité ». Où donc se situe la « virilité de l’intelligence » ? Nous l’avons bien compris, seulement dans le troisième état appelé « positif », celui de la Science. La représentation scientifique du monde suit un modèle, celui de la physique, et elle se doit de chercher les lois qui existent dans la liaison des phénomènes physiques. « la révolution fondamentale qui caractérise la virilité de notre intelligence consiste essentiellement à substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherches des lois ». D’où la tendance dans les différentes variétés du positivisme à rejeter à la fois la valeur de la représentation mythique du monde et en même temps l’importance de l’interrogation métaphysique. L’idéologie positiviste décrète qu’il y a des questions que nous sommes en droit de poser et d’autres pas, et que nous devons cantonner le savoir dans les limites de ce que la science peut connaître et bannir définitivement la représentation mythique. (texte)
        Or le plus étrange en l'affaire, c'est qu'Auguste Comte, pressentant que la représentation scientifique ne se suffisait pas à elle-même, ait éprouvé le besoin de fonder une religion intellectuelle, la religion de l'humanité!

        Mais qu’en est-il exactement des rapports entre mythe et science ? Il est exact qu’en Occident, l’avancée du savoir opérée par la science moderne a donné des coups très durs à la représentation mythique du monde issue de la tradition judéo-chrétienne. Galilée installe en Occident la représentation d’un Univers dont le centre n’est plus la Terre. Du géocentrisme du mythe de la genèse on passe à l’héliocentrisme. Du fixisme qui tend à dire que l’homme est apparu d’un seul tenant, par l’acte de la Création de Dieu, on passe à l’évolutionnisme de Darwin et Lamarck qui tend à montrer que l’homme est le produit d’une longue évolution biologique. Les théories modernes d’astrophysique, de l'expansion de l'Univers, du big bang, suivi, de manière cyclique, d’un big crunch attaquent de plein fouet la notion même de création ex-nihilo véhiculée par la tradition judéo-chrétienne. Mais peut-on vraiment généraliser ces exemples ? Est-il pertinent de penser que la représentation scientifique s’affirme contre la représentation mythique du monde ? Il faudrait que les mythes expriment une vision du monde unique et cohérente que l’on pourrait opposer à la représentation scientifique. Ce qui n’est pas le cas et ne veut rien dire. Les oppositions entre mythe et science sont très contrastées d’un univers culturel à un autre. J’en prends pour exemple le livre de Frijof Capra Le Tao de la physique, qui montre avec beaucoup de rigueur les convergences remarquables entre des intuitions de la physique contemporaine et les intuitions de traditions spirituelles orientales.

        2) Non seulement la science n’a pas aboli la pensée mythique, mais l’approche objective du savoir ne peut pas la chasser pour plusieurs raisons. D’abord parce que le savoir scientifique est par nature limité, fragmentaire et provisoire. Il ne peut délivrer des réponses aux questions portant sur le Sens de la vie. La force du mythe au contraire, c’est de présenter d’emblée une vision du monde riche, unifiée qui donne des réponses aux interrogations de l’esprit humain. C’est d’ailleurs ce qu’un scientifique comme François Jacob concède :

        « C'est probablement une exigence de l'esprit humain d'avoir une représentation du monde qui soit unifiée et cohérente. Faute de quoi apparaissent anxiété et schizophrénie. Et il faut bien reconnaître qu'en matière d'unité et de cohérence, l'explication mythique l'emporte de loin sur la scientifique. Car la science ne vise pas d'emblée à une explication complète et définitive de l'univers. Elle n'opère que localement. Elle procède par une expérimentation détaillée sur des phénomènes qu'elle parvient à circonscrire et définir. Elle se contente de réponses partielles et provisoires ».

        Il y aura donc toujours place pour la représentation mythique de l’univers à côté de l’explication scientifique de l’univers. L’une et l’autre ne se situent pas sur le même plan. Prenez par exemple le roman de science fiction de Maurice le Dantec Babylon babies. L’argument central du livre est tiré de spéculation sur la génétique. L’héroïne Marie Zorn a subi des modifications génétiques qui font d’elle une sorte de créature qui serait une transition vers un Surhomme doué de pouvoir supérieurs à l’homme actuel. L’histoire retrace une poursuite sanglante dont elle devient l’enjeu. Etait-il possible de bâtir un roman avec seulement des données scientifiques ? Non. Ce qui donne une unité, une cohérence au roman, c’est toujours sa dimension mythique, ici la reprise du mythe du Surhomme de Nietzsche. Et pour bien montrer que le savoir scientifique reste insuffisant, l’auteur fait intervenir au moment clé de l’histoire des shamans traditionnels porteurs de la vision du monde mythique nécessaire pour que le savoir scientifique soit utilisé de manière sage et juste. L’auteur fait des rapprochements entre la nature mythique du serpent céleste des indiens et la structure en hélice de l’ADN, ceci pour montrer que ce que la science occidentale tente d’approcher de manière objective, la culture traditionnelle des shamans, des voyants, l’a approché de manière subjective. La leçon est donc qu’il faut conjuguer la science et le mythe pour que le savoir serve la vie et l’aide à se connaître elle-même. Regardons les œuvres de science-fiction portées au cinéma. Ce qui donne sa profondeur à Star wars c’est toute une mythologie de la Force sans cela, les films ne seraient qu’un catalogue ennuyeux d’effets spéciaux, dont on se lasserait assez vite. Le génie de G. Lucas, c’est d’avoir inventé toute une mythologie dont la conscience collective s’est emparée. Et si la conscience collective s’empare des mythes nouveaux, comme elle conserve les mythes les plus anciens, c’est que le mythe correspond à un besoin de l’esprit, à une soif de comprendre, à un besoin de donner un Sens aux choses et pas seulement, comme le fait la science, de les expliquer dans des observations limitées. « Le mythe donne une réponse… aux questions de l'homme curieux de connaître la raison des choses. Il s'agit donc d'un phénomène purement intellectuel. La mythologie comme la science est donc un produit de l'intellect... Ce qui la distingue de la science, c'est qu'elle donne infiniment plus de poids à l'imagination et pas assez à l'observation."

        Ce poids de l’imagination dans le mythe est ce qui donne à des œuvres littéraires une portée qui dépasse un simple succès commercial. Prenez Le Seigneur des Anneaux de Tolkien. C’est là une œuvre de fiction qui a d’emblée pris le parti de raconter l’origine d’un monde. Tolkien a eu une ambition colossale, celui de reconstituer un monde complet, jusqu’à aller en écrire les mythes fondateurs dans les Récits et légendes de la terre du Milieu.

    C. Mythe et philosophie

        Nous ne pourrons jamais prétendre en avoir fini avec le mythe. Pourquoi ? Parce que la relation de la pensée au mythe n’est pas dans une progression historique. Il n’y a pas d’abord une « pensée mythique », et puis ensuite une « pensée rationnelle » dans une succession historique nécessaire. La relation de la pensée au mythe est verticale et non pas horizontale. En d’autres termes, il faut éviter de raisonner sur le mythe en termes seulement historiques (lecture horizontale), mais en terme de structure du mental (lecture verticale). La pensée mythique est à la pensée rationnelle ce que l’image est au concept. La représentation mythique est une représentation plus imagée que conceptuelle, mais c’est aussi une construction mentale de la pensée. Dès lors, la question revient : en quoi la vision philosophique du monde se différencie-t-elle de l’interprétation mythique du monde ?

        Le « miracle grec » de la naissance de la philosophie est un mythe. Les philosophes grecs n’ont pas eu à inventer un système d’explication du monde, ils l’on trouvé tout fait à l’intérieur des mythes de leur culture. Ce qui est par contre remarquable, c’est l’élan de la pensée spéculative à partir des mythes. Cet élan que l’on trouve d’Hésiode, d’Homère, vers Parménide, Platon, Aristote ; il s’est aussi produit ailleurs. Il y a le même schéma en Inde entre la poésie mythique du Rig Veda et l’élan spéculatif des Upanishads. Quelle est donc le prolongement philosophique de la représentation mythique ? Dans la philosophie, le mythe est rationalisé. Il s’insère dans une analyse cohérente, logique du monde et surtout, le philosophe pose les problèmes que le mythe résout rapidement sans les expliciter. A la place des personnalités divines, les philosophes ont formulé des principes abstraits, les lois de la Nature. Les philosophes ont enfin et surtout porté dans le dialogue public des questions qui restaient dans le secret des confréries religieuses, établissant par là toute l’importance du dialogue des esprits au sein de la Cité.

        Prenons un exemple. Quand Platon évoque le mythe de Prométhée, le regarde-t-il comme une fable, ou bien pour une illustration servant une thèse ?L’histoire de Prométhée fait partie d’une argumentation de Protagoras, soutenant qu’il y a des sujets sur lesquels tout homme a droit à la parole, parce qu’il concerne tous les hommes de la Cité, et pas seulement quelques uns qui seraient des spécialistes. Il va justifier le fait qu’il puisse se permettre d’enseigner la justice ou la pudeur en faisant un détour par un mythe.

        Le texte débute par une formule typique du mythe : «Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles »…

        C’est le temps de la proto-création, la création qui se situe sur le plan des dieux, en deçà du temps, avant que la création temporelle ne prenne place faisant apparaître les mortels. Sur ce plan, la création est une mise en forme comparable à l’acte du potier qui met en forme l’argile et cette mise en forme porte sur les Eléments : Terre, Eau, Feu, Ether, Vent. … « Quand le temps que le Destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre ».

        La Matière est là et les formes sont apparues, reste à les doter de qualités correspondantes. C’est là que les dieux chargent Prométhée et son frère Epiméthée « d’attribuer à chacun des qualités appropriées ». Epiméthée demande à son frère de le laisser opérer et de venir voir ensuite le résultat pour l’examiner. Il se met donc au travail est distribue allègrement aux prototypes d’animaux les qualités dont il disposait : «il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force, ; il donna des armes à ceux-ci et les refusa à ceux-là, mais imagina pour eux d’autres moyens de conservation… ». Ensuite viennent les dispositions telles que chaussures de corne, ou de peau, couverture de poils ou carapace et enfin, la nourriture correspondante. Le tout est réglé de manière habile et harmonieuse, « afin d’assurer le salut de la race ».

        Prométhée revient et voit le travail de son frère. Il constate que celui-ci a tout dépensé et qu’il ne reste plus rien pour l’homme. « il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussure, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre vers la lumière ».

        Il ne faut pas beaucoup de jugement pour comprendre qu'au fil de cet histoire Platon est en train de décrire la condition humaine telle qu’elle est sortie des mains de la Nature : l’homme est le moins pourvu des animaux. Il n’a pas la carapace du crabe et ses pinces, il n’a pas la fourrure de l’ours, les ailes de l’aigle. Il est nu et fragile. Prométhée cherche donc les moyens de sa protection et fait un larcin pour l’homme : il va dans l’atelier des dieux et il vole le feu à Ephaïstos et les techniques d’Athéna pour en faire présent à l’homme. Le sens est assez clair : l’homme est peut-être fragile et faible dans une nature hostile, mais il saura tirer de son ingéniosité sa survie, il saura utiliser le feu et confectionner des outils. Mais attention, il s’agit bien d’un vol : « Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée ». Donner le feu et la technique, c’est en effet donner à l’homme un grand pouvoir sur la Nature, c’est un risque dangereux que prend donc Prométhée.

        L’histoire ne se termine pas là. « Quand l’homme fut ne possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite, il eut bientôt fait, grâce à sa science qu’il avait d’articuler la voix et de formes les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits et de tirer les aliments du sol ».

        Nous voyons ici le déploiement de l’humanité : toutes les sociétés que nous connaissons disposaient d’une religion. On va même jusqu’à doter l’homme des cavernes d’une forme de religion. L’humain commence aussi avec le déploiement de l’intelligence dans le langage. Il est aussi celui qui fabrique des choses utiles à la satisfaction de ses besoins et enfin, celui qui parvient à maîtriser l’agriculture. Platon a donc, sous couvert d'un mythe, réussi en quelques pages à ébaucher une anthropologie. Reste le dernier point. Les hommes étaient alors en bute à une nature dangereuse et ils durent se rassembler pour unir leurs force en fondant des Cités, donc passer d’un stade itinérant, plutôt solitaire, à un stade plus socialisé. Et c’est là que la difficulté surgit car ils n’ont pas reçu la sociabilité en partage ! Ils ne savent pas s’entendre. Zeus donc, « craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié ». Hermès lui demande s’il faut procéder comme avec les qualités distribuées aux animaux, donc de manière inégale. Zeus répond non. Il faut que tout homme soit doté du sens de la justice et dirions nous du sens du respect de l’autre, la pudeur. En pratiquant la justice et le respect, les hommes seront disposés à construire des Cités fondées sur la concorde. Et la démonstration s’achève car Protagoras est parvenu à ses fins, monter qu’il y a des sujets sur lesquels tous les hommes de la cité sont compétents, car la disposition à les connaître est dans l’homme. Il est donc dit qu’il ne saurait y avoir d’humanité dépourvue de morale et l’homme sera aussi un animal politique.

        Tout cela est si admirablement disposé que personne ne pourrait prétendre que ce soit seulement des figures de style au sens littéraire. Le texte est très intelligemment construit. Platon ne prend pas le mythe au premier degré. Il s’en sert comme d’une image. Nous savons aussi que Platon par ailleurs est méfiant et critique vis-à-vis des images artistiques. Alors? Où est la clé ? Ce dont Platon se méfie, ce n’est pas du mythe en tant que tel, mais seulement du dogmatisme de la croyance dans le mythe. Le mythe garde toute sa valeur d’image, s’il est débarrassé de l’opinion. Le mythe donne à penser. Le mythe advient lorsque la pensée logique s’arrête devant ce qu’elle ne peut exprimer : le mythe devient alors instrument au service de la pensée , non pas comme récit qui aurait le dernier mot, mais comme logos conscient de lui-même. Et c’est la pensée elle-même qui convoque le mythe, quand il s’agit d’exprimer ce qui semble aller au-delà de la raison raisonnante, quand il s’agit d’évoquer ce qui touche au supra-rationnel. C’est aussi une caractéristique présente dans les Ennéades de Plotin. « Pour Plotin comme pour Platon, le mythe apparaît comme une expression commode, parce que concrète, des moments les plus difficiles de la pensée, des réalités les plus ineffables." Ce n’est ni une faiblesse de la pensée, ni une élégance de style, une évasion littéraire du discours.

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        La contradiction entre une représentation mythique du monde et une représentation scientifique n’est qu’apparente. Comme l’écrit Claude Lévi-Strauss : "Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l'homme a toujours pensé aussi bien." Opposer mythe, science et philosophie est stérile et illusoire. C’est croire naïvement que la pensée scientifique se suffit à elle-même, alors qu’elle appelle aussi le mythe. C’est croire que les mythes ne sont que des contes d’enfants fabriqués par des esprits incultes, ce qui est loin d’être le cas.

        Si nous faisons tomber cette illusion, nous pouvons dès lors re-découvrir la pensée mythique la plus ancienne avec un regard neuf, vierge de présupposés. Nous découvrions alors, comme le dit Levi-Strauss, que l’homme a toujours pensé et nous saurons voir la beauté et la profondeur des textes anciens au lieu de les traiter avec mépris et condescendance.


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